Chroniques rebelles
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Anne et Henri Simon, Ch. Passevant pour Chroniques rebelles
Délires sécuritaire aux Etats-Unis. Et il paraît que les anges existent ?
Entretien diffusé dans les Chroniques rebelles sur Radio libertaire le 27 août 2005.
Article mis en ligne le 6 février 2008

par CP

Curtis Price vit à Baltimore où il a initié un journal de rue, Street Voice .

Curtis : La réélection de Bush a eu un effet très dépressif sur beaucoup de personnes, surtout de gauche. Beaucoup parlent de s’installer en Europe, en France, ou bien de partir au Canada. Le résultat des élections produisit un très grand choc. Une opposition s’était formée après sa première élection, notamment avec la seconde guerre contre l’Irak et le film de Michael Moore. Malgré cela, Bush a gagné. Le système électoral est très complexe, mais sa victoire, à peu de voix près, ne fait aucun doute en dépit de l’économie en crise et de la guerre en Irak. Le climat électoral était très confus. Un sondage a montré que 25 % des votants pour Bush étaient opposés à la guerre en Irak. Il a gagné les élections grâce à 25 ou 30% des voix, mais pour sa politique et ses mesures socialement régressives même si le parti républicain l’interprète ainsi.

Chroniques rebelles : La campagne de Kerry et des démocrates ?

Curtis : Une vaste manipulation, avec l’insécurité et un sentiment de classe. Kerry a personnifié le candidat politique le plus fortuné depuis George Washington — premier président des États-Unis marié, comme Kerry, à une femme du même milieu. Les Républicains ont habilement communiqué là-dessus en présentant Kerry étudiant dans une université française, buvant du vin français, autant d’attitudes anti-américaines… Des rumeurs qui ont très bien marché dans la classe ouvrière. Bush vient plus ou moins du même milieu riche et privilégié mais a cultivé l’image d’une personne ordinaire, avec les sentiments, les valeurs et préoccupations que tout le monde.

CR : C’est un cowboy.

Curtis : Une image fabriquée. Il a acheté son ranch un an avant sa première élection, s’y fait photographier et filmer avec toute la panoplie du cowboy. C’est un studio de cinéma.
L’équipe de Kerry a pensé qu’avec les sites Internet, les listes email, les milliers de messages aux sympathisants, le succès du film de Michael Moore, les bouquins critiques de la politique de Bush, il était possible de remporter ces élections. Mais rien ne remplace les rencontres avec la population, aucun des substituts au dialogue direct n’a marché. Dans les villes, les liens sont fragmentés. C’est l’individualisme et l’isolement.

En revanche, l’équipe de Bush s’est appuyé sur les églises, les équipes sportives — groupes très actifs aux Etats-Unis —, par exemple avec l’idée d’un referendum pour ou contre le mariage gay. Ils ont représenté la garantie des valeurs morales. La dernière campagne électorale a été un referendum sur la capacité d’Internet à mobiliser l’électorat. C’est un échec pour les démocrates convaincus de représenter la classe créative, techniquement sophistiquée, vivant dans les villes et communiquant par Internet. Car où se place la majorité de la population qui n’appartient pas à cette élite ? Nulle part. Bien que les républicains ne se soient guère préoccupés par la classe ouvrière et que les démocrates parlent de nécessité de réformes sociales, la vision de Kerry est plus effrayante que celle de Bush qui n’a jamais mis en avant cette classe créative, l’industrie de la musique, de la mode ou Internet… Cet aspect de l’économie, qui paraît très élitiste aux travailleurs, a été un élément de rejet. Les Etats-Unis sont une société très précaire où les gens craignent pour leur sécurité personnelle. Cela a joué en faveur des républicains.

CR : Concernant de la guerre en Irak, Kerry ne s’est jamais déclaré contre.

Curtis : Absolument. Là aussi, d’une certaine manière, Kerry est pire que Bush. Il voulait réhabiliter une alliance avec l’Europe pour envahir l’Irak et y garder le pouvoir. Bush a rompu l’alliance avec les Nations Unies et, sur ce point, il est un moindre mal. Kerry aurait renversé la situation et légitimé l’occupation.

CR : Quelle est la situation actuelle à Baltimore ?

Curtis : Baltimore est une ville ouvrière, à majorité noire. Comme pour la plupart des villes industrielles, depuis trente ans l’industrie en a disparu. Baltimore avait la plus grande usine métallurgique avec 30 000 salarié(e)s dont le nombre est tombé à 3000 et, récemment, les dernières usines automobiles ont fermé. Les anciens emplois, plutôt bien payés, ont été remplacés par des emplois précaires et non qualifiés dans le secteur des services : hôtels, restaurants, hôpitaux, entretien. Les quartiers ouvriers de Baltimore sont dominés par le marché de la drogue qui s’est substitué aux anciens commerces.

Une estimation donne de 30 à 40 000 consommateurs de drogue, héroïne et cocaïne. L’économie parallèle de la drogue est considérable. La population survit à peine et beaucoup s’en tirent grâce au trafic, direct ou indirect, de la drogue. Dans les quartiers pauvres, ces revenus déstabilisent et affaiblissent les liens sociaux, augmentent la peur, le crime et la violence tout en représentant une ressource parallèle. La situation est extrêmement grave à Baltimore, et c’est la même à Détroit, Chicago, Philadelphie ou New York.

CR : Et les lois d’exception dans ces quartiers ?

Curtis : Dans beaucoup de villes, depuis dix ans, certains quartiers ont été déclarés zones anti-drogues, espaces où les libertés civiles n’ont plus cours. Deux ou trois personnes stationnant dans la rue sont arrêtées par la police. Cela est supposé prévenir le trafic de drogue et en freiner la vente dans la rue. De nombreuses personnes âgées, d’abord réjouies par ces mesures, en sont devenues les victimes, soupçonnées d’être une clientèle potentielle. On peu être appréhendé avec une canette de bière à la main. La moindre entorse au règlement peut se solder par une arrestation. L’idée est de vider la rue, mais c’est sans relation avec le Patriot Act ou la lutte antiterroriste. Excepté dans certaines villes et c’est un développement dangereux qui permet d’utiliser la législation de la lutte anti-terroriste pour la délinquance ordinaire. Ces zones demeureront même si le Patriot Act est annulé.

CR : Quelles sont les conséquences sur la vie quotidienne ?

Curtis : À Baltimore — ville d’un demi million d’habitants —, la violence des trafiquants représente une moyenne d’un meurtre et six fusillades par jour. Les habitants, qui ont peur de sortir le soir, rentrent directement du travail chez eux et y demeurent derrière des barrières et des systèmes d’alarme. Les pubs, les bars ont tous fermé. Près de chez moi, le bar a été transformé en débit de boissons. C’est aussi lié au cable qui permet de recevoir 200 chaînes de télé chez soi. Tous ces facteurs, et surtout la peur, conduisent à l’atomisation de la population. Un homme vivant dans un de ces quartiers m’a raconté qu’il prenait dorénavant des précautions pour sortir. Il traverse la rue pour éviter de croiser deux personnes sur le même trottoir et ne passe jamais près de quelqu’un relaçant sa chaussure dans la crainte d’une agression. La méfiance se banalise et les habitants ne font plus confiance à leurs voisins.

CR : Si l’on compare le salaire minimum aux Etats-Unis, la moitié du salaire en France, comment s’en tire la population ?

Curtis : Toute la famille travaille, les gens ont plusieurs jobs.

CR : Pas de code du travail ?

Curtis : La réglementation est minimale. On ne peut pas travailler plus de 16 heures par jour, mais on peut travailler 16 heures par jour 7 jours par semaine. Les employeurs doivent payer des heures supplémentaires à partir de 40 heures par semaine, mais le nombre d’heures travaillées reposent sur des arrangements. On est libre de refuser les conditions de travail, de démissionner, de trouver un meilleur boulot et l’employeur peut facilement licencier un employé, surtout s’il n’est pas syndiqué.
Dans les entreprises sans syndicats, les seules lois sont celles de la discrimination d’âge, de race, de sexe… Pour un employeur qui traite différemment ses employé(e)s — les jeunes et les vieux, les Noirs et les Blancs, les femmes et les hommes —, il existe des lois qui pénalisent ce type de traitement. Mais en dehors de la discrimination, le travail dépend d’un contrat libre des deux côtés. L’employé est libre de quitter son travail et le patron est libre de le virer.

CR : Qu’appelle-t-on sécurité sociale aux Etats-Unis ?

Curtis : Le système dépend des différents états bien qu’il existe un système national de d’assurance retraite, appelée sécurité sociale qui n’a rien à voir avec la version française. C’est une pension minimale, basée sur un nombre de trimestres travaillés. Il faut travailler beaucoup de trimestres dans une période de dix ans pour obtenir une modeste pension de base. Il y a quinze ou vingt ans, les employeurs offraient des compléments privés pour pallier l’insuffisance de la sécurité sociale. Mais le système privé de pension a presque complètement disparu, remplacé par les stocks options qui sont des bénéfices non garantis. Le complément de pension vieillesse était auparavant à la charge des patrons. Ils versaient aux retraité(e)s un pourcentage du salaire chaque mois. Avec le système des pensions cotées en bourse, les patrons n’ont plus cette obligation. Si la bourse est mauvaise, le retraité est perdant et il ne lui reste que la pension nationale de vieillesse, totalement insuffisante. Si la bourse est au plus haut, il est gagnant. Cela revient à parier avec les pensions des retraites. La conséquence directe est que beaucoup travaillent plus longtemps puisque le système des pensions est foutu.

CR : Autrefois, en cas de maladie, les remboursements étaient assurés par l’entreprise ?

Curtis : C’est compliqué. L’assurance minimum, Medicaid, est une allocation de l’État qui concerne peu de personnes. L’employeur n’est pas dans l’obligation de garantir une assurance maladie privée. La plupart des salarié-e-s ne sont pas couverts par l’assurance maladie de leur entreprise mais ne bénéficient pas de l’assurance minimum car ils travaillent. Ils n’ont souvent aucune assurance et les soins médicaux sont entièrement à leur charge. Dans le cas de maladies graves et d’hospitalisation, c’est l’endettement à vie qui atteint parfois des milliers de dollars et les gens perdent leur maison, tout. C’est l’une des causes principales du surendettement et de la faillite.

Les retraité-e-s, qui bénéficient de la pension nationale, peuvent obtenir après 65 ans l’assurance maladie minimale. Mais l’assurance maladie est à la charge des salarié-e-s. De moins en moins d’entreprises offrent une assurance maladie, trop coûteuse notamment pour les petites entreprises. Il faut compter plus de 1000 dollars par mois pour un couple avec un enfant. Dans ces conditions, la plupart des salarié-e-s n’ont aucune assurance maladie et espèrent rester en bonne santé.

CR : Sur le plan du déficit et de la dette extérieure ?

Curtis : Le problème est repoussé à un futur lointain. La dette accumulée est amplifiée depuis des décennies, tant par les gouvernements démocrates et républicains qui manipulent les chiffres et empruntent en utilisant les fonds de pension comme caution. C’est comme un château de cartes préservé par des plans sur la comète : la prévision d’une économie stable et l’improbable disparition des déficits. Au sein du parti républicain, certains s’alarment pourtant de déficits qui n’ont jamais été aussi importants. Le débat existe, mais les sommes sont si énormes et abstraites que cela n’a pas d’influence immédiate sur la perception de la réalité. Les experts font des analyses, les politiques s’en inquiètent, mais la population l’ignore.

CR : Penses-tu que cet état de guerre permanente, contre l’Irak aujourd’hui, l’Afghanistan auparavant, est une manière d’éviter de confronter la crise et les problèmes sociaux ?

Curtis : Oui et non. Les gens sont préoccupés par la guerre, mais la société étatsunienne n’accorde guère d’attention aux enjeux sociaux. La guerre en Irak n’est pas utilisée pour éviter parler de l’économie, mais elle a un effet certain sur celle-ci. La tendance générale reste tout de même de dire que tout est merveilleux et que, si les nuages s’amoncellent en coulisse, cela s’arrangera plus tard.

CR : Est-ce lié à la question de l’hégémonie des Etats-Unis dans le monde ? Au complexe militaro-industriel ? Le gouvernement, qu’il soit démocrate ou républicain, est-t-il dans une logique guerrière de fuite en avant ?

Curtis : La crise de l’armée vient des solutions techniques. La technologie de pointe remplacerait, selon les militaires, la baisse du nombre de soldats sur le terrain : armes sophistiquées permettant à un seul soldat de faire ce qui, auparavant, en nécessitait une centaine. Tout se passe sur ordinateur comme un jeu vidéo : on pousse un bouton, à l’abri, et l’on tue des dizaines de milliers d’ennemis. Mais la réalité est autre en Irak, la guerre nécessite des soldats au sol. La situation est grave car il est impossible de rétablir la conscription, cela soulèverait une opposition gigantesque. Les militaires manquent de troupes à envoyer en Irak et dans le monde. Pour les deux années à venir, l’enjeu est important car il y a peu de candidats à l’engagement. Le sentiment patriotique de l’après 11 septembre a disparu, en particulier chez les femmes et les Noirs. L’hostilité à l’engagement est de plus en plus partagée par la population. Les opportunités passées — obtenir des bourses universitaires — ne valent pas les risques. Les guerres en Afghanistan ou en Irak n’ont rien de virtuel, elles sont meurtrières. La crise est grave pour les militaires. [1]

CR : Le concept de « destinée manifeste » a-t-il une influence sur les mentalités ou n’existe-t-il que dans les discours de Bush ? L’idée de mission justifie-t-elle l’occupation en Irak ?

Curtis : C’est très vague, mais l’idée que les Etats-Unis sont le pays le plus libre du monde est très répandue, de même que le devoir de propager cette liberté. C’est un sentiment flou, mais très courant. Une grande partie de la population est déconnectée du reste du monde, animée par un sentiment nationaliste dont Bush a profité lors des dernières élections. Convaincue de la puissance et de la justice des Etats-Unis, elle ne se préoccupe pas du reste du monde.

CR : Autre problème grave : la dégradation des services publics.

Curtis : Le système éducatif est en crise. Il devient difficile de poursuivre des études à l’université en raison de la diminution des bourses. Contrairement à beaucoup de pays en Europe, les études universitaires ne sont pas gratuites et les bourses sont dérisoires. Les étudiant(e)s empruntent pour payer leurs études, avec des intérêts élevés. Ils/elles terminent parfois leurs quatre années d’études à l’université avec une dette de 30 à 40 000 dollars dont les remboursements s’étalent sur dix ou quinze ans.

L’autre problème concerne la qualité de l’éducation. Une tendance anti-scientifique et des idées anti-évolution prévalent dans certains domaines du système éducatif. Ce n’est pas encore le type de débat qui enflammait les passions, il y a une cinquantaine d’années, avec des arguments sortis de la bible à opposer à Darwin. À présent des arguments scientifiques sont avancés, pas à la manière des fondamentalistes religieux, mais permettant d’introduire un raisonnement dans le genre de « Dieu a fait ou dit cela dans la genèse ». Avec l’idée pernicieuse que les questions scientifiques sont complexes et que la théorie de l’évolution ne peut pas tout expliquer. Donc on ne peut exclure les explications religieuses. L’évolution ne représenterait qu’une des très nombreuses théories, alors comment dire si elle est plus juste qu’une autre. Cette tendance a cours actuellement et est complètement contradictoire avec l’idée d’un pays technologiquement avancé et développé. Comment les Etats-Unis vont-ils résoudre cette contradiction ? D’un côté conserver une avance technologique et, de l’autre, assumer la baisse de niveau de l’éducation en raison de l’« arriérisation » promue dans les écoles ? 80 % de la population est convaincue de l’existence des anges et de pouvoir entrer en contact avec eux. La régression est manifeste.

CR : S’il y a une telle dégradation du système éducatif, comment assurer le niveau technologique ?

Curtis : La plupart du temps grâce aux étudiants étrangers, notamment dans les domaines de l’ingénierie, de la physique, des mathématiques. La majorité des étudiants viennent d’Asie, d’Inde, de Chine et veulent accéder à une éducation spécialisée. Ils s’installent ici car les salaires sont attractifs. Mais si les salaires se rééquilibrent, si le niveau de vie augmente dans leurs pays d’origine, ils n’auront aucune raison de rester et cela provoquera une crise sans précédent. Aux Etats-Unis, seul le business compte, la science ou la technologie viennent ensuite. L’effondrement économique d’Internet a mené à une désaffection générale pour l’informatique. L’attirance va plutôt aux études dans le business, la mode et les domaines périphériques de l’économie tandis que les sciences et les technologies de pointe sont étudiées par les étudiants étrangers.

CR : Tu penses qu’il y un déclin de la puissance étatsunienne dans le monde ?

Curtis : Cela dépend des critères utilisés pour en juger. Au plan politique, le pays est plus isolé qu’il ne l’a jamais été, même si son avance technologique et militaire lui donne un avantage considérable. Politiquement, les Etats-Unis sont de plus en plus critiqués dans le monde et leur image est au plus bas. La contradiction entre la puissance militaire et l’image négative du pays va s’accroître les prochaines années. Certaines hypothèses sur l’avenir des Etats-Unis alertent sur le risque de la fuite des emplois qualifiés vers la Chine et l’Inde. Cela est sans doute exagéré à des fins sensationnalistes, cependant le débat prend place dans des journaux de masse, notamment à propos de la délocalisation de l’industrie, suivie par la délocalisation des emplois techniques vers l’Inde ou la Chine. Réalité ou non, la question est soulevée et c’est la première fois que les journaux parlent de changement, sur une grande échelle, pour les jobs qualifiés des classes moyennes. Ces derniers vont se retrouver dans la précarité comme, il y a trente ans, les salarié-e-s du textile.

CR : L’opposition est-elle uniquement anti-Bush ou y vois-tu un début de critique du système ?

Curtis : C’est surtout une opposition anti-Bush. Sa personnalité fait de lui un des présidents les moins aimés. Mais cela ne paraît pas entraîner une réflexion sur le système de gouvernement et de société ni susciter des alternatives.

CR : Que devient Street Voice  ?

Curtis : Street Voice existe toujours comme journal. [2] Plus de gens y participent, écrivent des articles tandis que l’association n’a plus l’importance du début. Selon les standards états-uniens, Street Voice a eu un certain succès, même si je n’aime pas utiliser ce terme. Depuis douze ans, beaucoup s’identifient avec le message, se sentent concernés pour distribuer le journal. La base est aujourd’hui plus importante alors qu’il y a moins de personnes physiquement engagées. Street Voice continue avec le soutien des gens. J’ignore s’il y aura la publication d’un second volume de Street Voice en français.

CR : À combien d’exemplaires le journal est-il tiré ?

Curtis : 5 000 exemplaires, distribués dans les centres de traitement de la drogue et les cliniques de la méthadone de Baltimore. Souvent les personnes veulent s’abonner parce qu’ils ont trouvé un numéro dans des lieux où nous ne déposons pas le journal. Les lecteurs déposent eux-mêmes des exemplaires ailleurs. Quand nous laissons un paquet d’exemplaires dans une clinique de la méthadone, ils sont récupérés et distribués dans d’autres endroits. Le nombre de lecteurs est probablement supérieur aux journaux distribués.

CR : Est-ce qu’il a un noyau de personnes actives dans le journal ?

Curtis : Je fais la mise en page et je coordonne, deux ou trois autres personnes écrivent régulièrement, cinq ou six autres nous rejoignent occasionnellement. Il y a aussi tous ceux et celles qui envoient des articles, mais dont je ne sais rien. Je ne les rencontre jamais, peut-être est-ce des connaissances… En tout cas, ils envoient de très bons articles. Parfois certains disparaissent. L’un d’eux, American Dreamer, qui écrivait régulièrement des articles virulents contre Bush et la guerre (voir le livre en français), s’est malheureusement tourné vers la religion et a cessé de participer au journal. Je lui ai demandé des articles par email et j’ai reçu une prière en retour. Cela arrive souvent.

CR : Les articles sont-ils censurés ?

Curtis : Non, sauf les articles religieux. Les articles racontent ce que les gens vivent ou sentent au quotidien et je n’ai rien à censurer.

CR : Quelle est la situation des groupes révolutionnaires Etats-Unis ?

Curtis : Les révolutionnaires de gauche se cantonnent dans de petits groupes. Cela ne représente certainement pas plus de quelques milliers de personnes dans tout le pays. Le plus grand groupe d’extrême gauche orthodoxe, un groupe semi trotskiste, ne comporte que mille membres et c’est certainement le plus important. Les anarchistes sont plus répandus mais ne sont pas organisés. Il n’y a pas de fédération au niveau national. Ils sont surtout actifs au niveau local. Les groupes se forment et disparaissent. Dans les grandes villes, une librairie anarchiste fournit des informations, sert du café et a une certaine présence mais cela touche plutôt des convaincus.
Le phénomène est intéressant concernant le mouvement contre la globalisation.

Après le 11 septembre, le mouvement antiglobalisation a disparu, sans doute à cause de l’ambiance nationale et de la dérive à droite qui a mis le mouvement en sommeil. Le mouvement a refait surface au moment de la menace imminente de guerre contre l’Irak. Le mouvement a alors basculé dans le mouvement antiguerre. D’immenses manifestations ont eu lieu dans tout le pays, ce qui a laissé croire à une résurgence du mouvement contre la guerre au Vietnam. Mais, dès le début, le mouvement était passif, composé de personnes plutôt effrayées par la situation. Si le mouvement avait continué, peut-être les choses auraient-elles changé.
Ces manifestations rassemblaient un nombre impressionnant de participant-e-s, mais sans les questions politiques ou la colère. Les banderoles affichaient « Chirac président des Etats-Unis » — aussi incroyable que cela puisse paraître —, ou encore «  Faîtes du thé, pas la guerre », ou «  Cultiver de l’herbe, pas des missiles ». Des slogans sans revendications sociales ou politiques . Et quand la guerre a commencé, le mouvement s’est brusquement arrêté.

La dernière manifestation nationale contre la guerre, en été 2004, n’a rassemblé que deux mille personnes : des militants, des gens de gauche, malheureusement sans les jeunes et les étudiants, actifs des manifestations de l’année précédente. Cette manifestation était pitoyable et reflétait le manque de mobilisation. Depuis, il n’y pas eu d’actions significatives contre la guerre, peut-être dans quelques universités. Actuellement, il n’existe pas de mouvement national contre la guerre. L’ironie est que, dans le même temps, les sondages montrent que le sentiment d’hostilité contre la guerre s’amplifie parmi la population. Mais aucun mouvement n’existe actuellement.