Chroniques rebelles
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22 juin 2002
Mission Palestine
Jérôme
Article mis en ligne le 29 février 2008

par CP

« Ce qui frappe à Jenine, c’est cette odeur de chair putréfiée qui remonte de sous les ruines et qui, mêlée à l’écrasant soleil de pierre, pétrifie, transforme
en gravats, incruste dans le décor. Cette odeur lourde et chaude, vous la
sentez des narines jusqu’au ventre. Ce sont les morts de Jenine qui entrent dans votre ventre.

Ce qui frappe à Jenine, c’est un silence assourdissant, c’est le silence hébété des gens accroupis entre la pierre et la ferraille, et qui observent sans bouger les fossoyeurs piocher le béton quelques mètres plus bas. Car les fossoyeurs à Jenine ne creusent pas pour enterrer les morts, ils creusent pour les déterrer de leurs sépultures de décombres. Quand les gens accroupis se bouchent enfin le nez, c’est le signe.

C’est le signe que la pierre et la ferraille ont bien voulu délivrer une de leurs victimes. On entend alors une légère agitation gagner le cercle des gens accroupis. On entendrait presque une rumeur de satisfaction. Plus souvent, c’est un bout de mort qu’on exhume, mais ça ne fait rien, c’est important de trouver un mort car les morts sont rares à Jenine. Heureux sont ceux qui ont enterré les leurs.

Car pour trois cents ou quatre cents, ou cinq cents ou peut-être plus, cinq cents de ces familles, il faudra se passer d’enterrement. Un camion frigorifique s’est chargé deux fois par jour de débarrasser les cadavres. Malgré l’étau qui peu à peu enserre le crâne jusqu’à la nausée, errant dans les décombres, on finit par se sentir bercer par une douce terreur, on se sent flotter de pierre en pierre, de regard blanc en sourire tordu, de visage baissé en effluves âpres et, très vite, tout semble familier.

Alors monte en toi que tu connais déjà Jenine. Puis tu te rappelles que tu as déjà vu Jenine. Tu as déjà vu Jenine à Jérusalem, quand cinquante soldats
en armes, en jeep et en camion de déménagement, ont arraché en vingt minutes deux familles de leurs maisons. Tu as déjà vu Jenine dans les yeux
de cette Palestinienne hagarde qui, par dessus l’épaule d’un cordon de soldats, fixe dans un dernier regard sa maison déjà souvenir. Tu as déjà vu Jenine sur le dos courbé de ce vieillard qui, aujourd’hui encore sera refoulé au check point de Ramallah.

Tu as déjà vu Jenine à chaque check point. Tu as déjà vu Jenine dans le vieux Naplouse éventré, dans Gaza, mouroir à ciel ouvert. Tu as déjà vu Jenine dans les rues mortes de Bethléem sous couvre-feu. Tu as déjà vu Jenine dans le geste et dans le ton du soldat. Deir Yacine, Sabra, Chatilah, Jenine....

À Jenine rien de nouveau, on continue de finir 1948. »

Jérôme, 14 ème mission civile en Palestine.