Chroniques rebelles
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La folie lucide et la société déraisonnée (1)
Entretien avec Marco Bellocchio
Article mis en ligne le 25 décembre 2009
dernière modification le 11 mai 2015

par CP

Cinéaste contestataire, cinéaste de l’enfermement, du huit clos émotionnel, du huit clos social, Marco Bellocchio [1] est sans doute actuellement, à la fois le plus classique et le plus novateur des réalisateurs italiens. La réflexion et la contestation du conformisme animent en effet son travail comme ses constantes tentatives d’aller au-delà des apparences. Mélange de classique et d’originalité, il crée une ambiance par la lumière et une approche des personnages évoluant toujours dans des univers clos.

Depuis Les Poings dans les poches jusqu’à Buongiorno, notte, l’itinéraire de Marco Bellocchio s’inscrit dans une volonté de réflexion à contre-courant et du refus de compromission. Les thèmes récurrents de son oeuvre cinématographique — la famille, la folie, la remise en question des institutions et de la morale bourgeoise, l’enfermement — sont, au fur et à mesure des films, explorés, fouillés, éclairés jusques dans les contradictions les plus refoulées. L’évolution suit le cheminement d’une pensée en continuelle recherche. Ce rapprochement vers le sujet, vers « l’intime » et l’existentiel, pour viser le général et l’inquiétude politique de l’existence sociale, livre chaque fois un cadre d’analyse critique de la société italienne, mais cette grille de lecture va bien au-delà. Aller au-delà revient dans les propos de Marco Bellocchio qui examine le détail, l’infime pour dépasser l’anecdotique à l’aune des perceptions, être « au plus près des personnages » et mener une réflexion sur la réalité. Infidélité aux faits qui prend en compte leur complexité même dans un contexte de surinformation débridée, de conformisme et d’atonie sociale.

Dès son premier film, Les Poings dans les poches (1965), on perçoit déjà les thèmes qui sillonnent sa filmographie, bien que chaque film, comme il s’en explique, soit une nouvelle expérience, une autre vision qui se veut ancrée dans la société actuelle. Si Les Poings dans les poches annonce la révolte de 1968, La Chine est proche dénonce le conformisme et la compromission. Son dernier film, Buongiorno, notte, tourné en 2003, concerne aussi la société d’aujourd’hui et n’est pas une reconstitution de cet épisode des années de plomb.

Sa période militante (1968-1970) aboutit à une autre vision de l’individu et à sa recherche sur la « perte de lien avec la réalité ». Se situent alors les expériences complexes de Fous à délier qu’il tourne pendant plus d’un an dans les asiles psychiatriques. De cette étude exceptionnelle sur un sujet méconnu, des témoignages bouleversants découlent une réflexion sur l’enfermement et la folie qui préconise l’ouverture des asiles.

Le Saut dans le vide aborde à nouveau le sujet à travers le couple d’un juge et de sa sœur, qui paraît la plus fragile, et décrit l’univers de l’enfance traumatisée à travers les fantômes de l’appartement familial. Drame ordinaire sur fond de conformisme bourgeois, de mesquinerie dans les rapports familiaux et d’oppression sociale. L’identité même du conformiste (remarquable Michel Piccoli) est remise en cause par la fausseté des valeurs bourgeoises qu’il incarne.

Des « univers clos » que l’on retrouve encore dans La Nourrice, Le Sourire de ma mère et dans Buongiorno, notte où il joue de la lumière comme avec les personnages. Ces espaces introvertis — lieux de l’intimité familiale ou de la rencontre ordinaire, voire de la réunion politique, la maison, l’appartement, l’asile, la taverne (Addio al passato - 2000) — constituent les théâtres du déroulement de l’action, du drame, de la joie, des sentiments, de la contestation, du déraisonnement, sans qu’ils soient géographiquement décontextualisés, ni saisis comme des mondes complètement à part : ce sont les lieux privilégiés de l’analyse de la société. L’énigme intime transcrit en image psychologique la solitude politique du choix.

Ce dernier est — sans équivoque — un choix individuel, mais dont l’intensité ne fait que traduire toute la dimension collective du politique. Celle-ci n’apparaît pas explicitement dans son expression « de masse ». Les émeutes socialistes que l’on voit dans les rues de Rome (La Nourrice) sont théâtralement et scéniquement mesurées ; les manifestations politiques, qui suivent la séquestration de Moro (et qui vont investir les rues italiennes pendant toute la période des années de plomb), sont rendues — à l’essentiel — à travers la présence de quelques jeunes arborant des drapeaux rouges à l’intérieur d’un bus de la capitale.

La ville n’est alors que le support, la scène théâtrale de la représentation. Le plus souvent la ville n’est qu’un extérieur, filmée depuis l’interne, et filtrée à travers les fenêtres de la maison (La Nourrice), reproposée dans (ou à travers) un univers et un cadre clôturé (la télévision et le bus dans Buogiorno, notte), ou encore défilant tel un paysage aux allures néoclassiques perçu depuis les vitres d’une voiture en course (Le sourire de ma mère). La ville se fait scène donc. Les modalités de sa représentation renvoient à la dimension picturale et à la posture classique de Bellocchio (unité d’action, de temps et de lieu) [2]. Elle est scène et non objet ou, davantage, véritable protagoniste, telle qu’on peut inversement la saisir dans les magistrales reprises du Journal intime (Caro Diaro) de Nanni Moretti (1994) — prises de vues de Rome à travers ses balades en vespa. L’aller au-delà de Bellocchio trouve alors dans les scènes finales de Buongiorno, notte une maturité symbolique et visionnaire, encore une fois picturale : un lieu-temps métaphysique, à la fois lucide et hallucinatoire. Les lumières de l’aube, qui s’ouvrent sur la perspective infinie du «  colosseo quadrato » [3] de Rome, et sur le sourire désenchanté d’Aldo Moro, libéré de sa cellule, nous livrent une énigme puissante : le choix et la liberté — individuelles et collectives — d’agir et de penser autrement…

—  : Le public italien a critiqué votre manière de présenter les faits historiques dans Buongiorno, notte [4]. Quelle a été la teneur de cette critique ?

Marco Bellocchio : Le public italien était très divisé. Certains l’ont beaucoup aimé. De nombreux débats ont eu lieu et en cela le film est un succès. Les critiques provenaient surtout de la gauche italienne dans le sens où l’on ne peut parler de reconstitution historique sans comprendre que le film n’en est pas une. Il y a toujours de la part de ceux qui pensent de manière politicienne une tendance à instrumentaliser un film selon leur intérêt. Le film est infidèle du point de vue de la reconstitution historique, déjà par le fait que la jeune brigadiste, Annalaura Braghetti, n’a pas eu de crise de conscience et s’est comporté conformément aux règles des Brigades rouges. Elle était d’accord pour l’assassinat d’Aldo Moro. C’est, pour beaucoup, non pas scandaleux, mais inacceptable. Il faut se rappeler qu’à ce moment, il y avait en Italie un mouvement de gauche très fort chez les étudiants et dans les partis de la classe ouvrière. On m’a reproché de montrer des brigadistes soit idiots, soit pas assez durs. Tout cela se réfère à l’idée qu’un film doit être fidèle à une reconstitution historique, alors qu’il existe encore beaucoup de zones d’ombre et d’interrogations sur cette période de l’histoire italienne. Certains disent que la CIA, la loge maçonnique ou les Russes étaient derrière les Brigades rouges. Cela ne m’intéresse pas. Mais pour la classe politique et des journalistes polémistes, l’instrumentalisation du film a été immédiate de manière à parler d’autre chose. L’image la plus choquante pour le public italien, c’est celle d’Aldo Moro sortant libre de l’endroit où il était séquestré. « Ce n’est pas possible de faire cette représentation » ont dit certains sans comprendre que le film a deux fins. D’une part, il parle de la liberté aujourd’hui et non au passé, et, par ailleurs, de la réalité de la mort d’Aldo Moro (montrée par ses funérailles), exécuté par les Brigades rouges.

Le film a été tourné en 2003 et cette image de liberté — je n’aime pas le mot espoir —, signifie que l’on peut refuser la fatalité de l’histoire. C’est une image de liberté qui concerne l’Italie actuelle où il existe un conformisme, une hypocrisie, un désintérêt, notamment pour tous les grands thèmes de la morale. C’est une image de liberté possible, de créativité et d’imagination qui s’adresse à l’Italie d’aujourd’hui. C’est la signification de cette image qui a frappé toute une génération parce que, je le répète, il existait alors un mouvement de gauche dont l’attitude de sympathie, de compréhension vis-à-vis des Brigades rouges ne pouvait laisser augurer une collaboration avec l’État contre les Brigades, ni la délation. Les Brigades rouges ont pu agir pendant des années avec une certaine liberté parce que ce mouvement de gauche les acceptait, autant dans les milieux universitaires que dans les usines.

—  : Mais vous avez fait d’Aldo Moro un ange ?

Marco Bellocchio : Un ange, non. N’exagérons rien. C’est une critique de certains à gauche. Mais Aldo Moro était un démocrate-chrétien très modéré, il avait un rapport à la réalité plus grand que celui des Brigades rouges. J’ai voulu souligner cette attitude folle, d’une rationalité lucide et complètement délirante, qui ne reconnaît pas la réalité alors qu’Aldo Moro est plus sage. Il a été le premier homme politique italien à vouloir faire entrer les communistes dans le gouvernement, c’est-à-dire à reconnaître le côté démocratique des communistes. C’était une attitude politique assez courageuse qui l’a fait haïr des Américains. Certains disent d’ailleurs que ce sont les Américains qui, en raison de cette ouverture aux communistes, ont voulu sa mort.

Avec le recul, on peut voir dans cette attitude un rapport subtil — pas révolutionnaire —, un peu byzantin à la politique. Non, certainement pas un ange. Vis-à-vis de la religion, il était plus jésuite et bien loin d’un fanatisme religieux.

—  : C’est peut-être votre manière d’injecter de la fiction dans quelque chose de très réel pour les Italiens qui suscite cette réaction. Fiction qui aurait valeur d’enseignement philosophique, de métaphore ?

Marco Bellocchio : Il y a là sûrement une part de mon expérience, de mon vécu. C’est une évolution. Je ne crois plus que pour gagner sa propre liberté, il faut tuer physiquement le père et la mère. Parce que, comme pour Oreste dans L’Enéide, l’assassinat se retourne contre soi-même et ne donne aucune liberté, au contraire il rend encore plus esclave. Il faut distinguer la destruction directe du refus ou de la séparation. La séparation est obligatoire. Il faut construire sa propre vie, défendre sa propre identité, mais sans tuer, sans détruire physiquement les parents.

—  : Cette vision de ne plus devoir tuer le père ou la mère — comme dans Les poings dans les poches [I Pugni in tasca-1965] — est-elle une vision personnelle ou historique, c’est-à-dire est-elle liée à celle de la génération des années 1970, opposée à celle d’aujourd’hui ? Vous disiez que c’est un film sur le présent.

Marco Bellocchio : La réponse est très complexe. C’est une vision personnelle et l’aboutissement d’une recherche, mais cela ne regarde pas seulement moi. C’est aussi contradictoire. La brutalité, le terrorisme, tuer, faire exploser les contradictions, les phénomènes de violence, cela existe
dans l’histoire et dans la société, de même que le pacifisme et la non-violence. Mais c’est pour moi encore assez générique. La grande faillite du
communisme en Italie a porté au premier plan toute l’idéologie catholique, religieuse. La gauche trouve des alliances avec tous ces mouvements pour l’assistance, la charité, fondés sur des principes religieux. Je suis laïc et athée et je suis convaincu que la charité, la religion, le catholicisme n’ont pas la capacité de changer quoi que ce soit, sinon d’assister, d’aider les pauvres, les malchanceux. C’est la réalité. Il faut trouver quelque chose de non religieux.

—  : Vous êtes cité dans la présentation de l’hommage qui vous est rendu au Festival du film méditerranéen de Montpellier pour avoir dit que la plus grande des folies est la folie de l’indifférence. Est-ce que les institutions — et Aldo Moro les représentait — ont pour vocation de prôner ou de renforcer l’indifférence dans la société ?

Marco Bellocchio : La plus grande des folies est l’indifférence. Je ne peux pas faire des généralisations. L’indifférence est certainement liée aux rapports personnels. Mon domaine, ma matière se situent dans les univers fermés, par exemple la famille. L’indifférence, c’est ne pas comprendre, ne pas savoir répondre aux êtres, qu’il s’agisse des membres d’une famille, ou des hommes et des femmes. C’est la matière sur laquelle je travaille, ma recherche sur les rapports personnels. Les institutions sont indifférentes. Dans un sens, il y a une logique de ne pas s’intéresser au sujet. La politique est objectivement indifférente.

—  : Par rapport aux univers clos dans vos différents films : ont-ils un lien avec une critique de la société ? Vous évoquez l’Église, l’armée, la famille, est-ce seulement personnel ou cela doit-il déborder sur la critique sociale ?

Marco Bellocchio : Cela doit déborder sur la critique sociale dans le sens où tout univers clos est une représentation sociale — un appartement où est séquestré un prisonnier, des jeunes. C’est le but de l’art. Il faut décrire les petites choses. J’aime entrer dans les détails et espérer que mes images puissent servir un discours plus général. Mais le film n’a pas de message universel. Buongiorno, notte reste très près des personnages, de leur quotidienneté, dans leurs contrastes, en rapport avec ce qui se passe au-dehors montré sur l’écran de la télévision. L’État est représenté par la télévision et le jeu se passe entièrement à l’intérieur de l’appartement.

Il y a aussi les visions du passé, de l’histoire — qui ne sont pas les rêves de Chiara —, ce sont les images de Roberto Rossellini. Images liées à ce qui se passe dans l’appartement prison. Avec le développement de l’histoire apparaissent aussi des ouvertures qui ressemblent à des rêves, mais sont en fait des visions. Quand, par exemple, Aldo Moro rôde dans l’appartement, c’est un souvenir à propos de mon père qui se promenait dans la maison. Mais ce n’est pas important car il est prisonnier, comme tous les autres, à l’intérieur de l’appartement. Et le refus de la jeune fille, à la fin du film, est symbolisé par son geste d’ouvrir la porte. C’est quelque chose d’actif, une réaction contre l’inéluctable des lois et de la politique.

—  : La sensation d’univers clos est renforcée par l’utilisation de la lumière, depuis La Nourrice [La Balia-1999], dans Le Sourire de ma mère (L’Ora di religione-2001) également. Avez-vous joué sur la lumière pour imprimer plus de force à cette sensation d’enfermement, d’univers clos ?

Marco Bellocchio : L’utilisation de la lumière est très importante : éclairer à partir du noir seulement ce qui est absolument nécessaire. Cela ressort dans la cellule d’Aldo Moro. Dans mon premier film — Les Poings dans les poches —, j’ai beaucoup utilisé les mouvements tandis qu’à présent, j’arrive à des plans fixes, avec de petits mouvements, pour me concentrer sur les lumières. J’ai débuté comme peintre pour ensuite passer au cinéma. Et je retrouve finalement cette origine de peintre.

—  : Dans l’un des derniers plans de Buongiorno, notte, Aldo Moro sort dans la rue, sous une pluie fine, et la caméra montre un paysage urbain qui évoque une peinture de Giorgio de Chirico, est-ce volontaire ?

Marco Bellocchio : C’est le quartier de l’EUR à Rome où se trouvait le siège de la Démocratie chrétienne. Cet immeuble, construit durant le fascisme, est très célèbre en Italie. Il célébrait la gloire des Italiens, des saints, des navigateurs… Je ne sais pas si de Chirico a représenté cette construction, mais cela fait en effet penser à certaines de ses peintures. [5]