Chroniques rebelles
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Strella de Panos H. Koutras
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 12 janvier 2010
dernière modification le 4 juillet 2010

par CP

Histoire de famille (Entretien avec Panos H. Koutras)

Condamné à quatorze années de prison pour meurtre,
Yorgos est libéré. Durant sa première nuit de liberté,
il rencontre dans un hôtel d’Athènes Strella qui le drague.
Ils passent la nuit ensemble. Strella est transsexuelle,
se prostitue et chante aussi dans un cabaret.
Attirés l’un par l’autre, Strella et Yorgos
s’installent dans un appartement et décident
de vivre ensemble. Mais comme une fatalité,
le passé de Yorgos ressurgit et, peu à peu,
leur histoire devient inacceptable pour lui.

Sélectionné dans les longs métrages en compétition pour l’Antigone
d’or du 31e festival international du cinéma méditerranéen de
Montpellier, Strella a longuement été applaudi lors de son premier passage en salle.

Le film met en scène des personnages fragiles et hors normes
dans une tragédie grecque actuelle. C’est une histoire touchante
et un très beau film, « pas facile à faire » comme le dit son réalisateur
et producteur, Panos H. Koutras. Le film, qui se présente comme
une histoire sentimentale, soulève bien des questions et des interdits.
Le sujet ne laisse guère indifférent et peut même choquer.
Selon Panos Koutras, il aurait même provoqué des réactions parfois hostiles. C’est pourtant une histoire tendre avec une fin à la fois
positive et ouverte. L’image est très belle et l’introspection troublante.
Les rebondissements de la rencontre sont ponctués par une animation
qui marque l’évolution du récit et est en fait une des clés du passé
de l’un des personnages principaux. Strella est un regard différent
et inhabituel porté sur la communauté transsexuelle, direct et
sans complaisance, mais avec empathie.

Tragédie grecque moderne dans sa construction, le film soulève de nombreuses questions. Qui sommes-nous pour juger semble la question sous-jacente de cette histoire d’amour troublante ? Les conventions
sont-elles les normes obligées pour former une famille et qui les édicte ? Quelle est la place des sentiments dans ces normes ? Quelles sont les bases qui permettent de constituer une famille ? La famille, car c’est en fait la question initiale et récurrente de cette très belle histoire de générosité et de beauté.

Le film surprend, déroute, mais son originalité et son naturel sans voyeurisme en font un des films intéressants de cette rentrée. « Je l’espère », déclare Panos H. Koutras, réalisateur et producteur du film, qui souligne avec bonne humeur : « Je l’espère car je dois encore beaucoup d’argent. »

Christiane Passevant : Quel est le déclic qui a initié le film ? Qu’est-ce qui vous a guidé au départ, l’idée d’une famille recomposée ?

Panos H. Koutras [1] : Ce n’est jamais très simple. En fait, c’est à la fois simple et compliqué. En ce qui concerne Strella [2], je voulais depuis longtemps raconter cette histoire. Cela me tenait à cœur de parler de la communauté transsexuelle et, en même temps, c’est un clin d’œil à ma culture. Comment percevoir aujourd’hui, en 2010, une forme de la tragédie grecque.

Christiane Passevant : La présence de la culture grecque est en effet perceptible dans la forme tragique. Vous l’avez voulu ainsi ?

Panos H. Koutras : Je suis grec et évidemment imprégné de ma culture, néanmoins mon intention n’a pas été de faire un film grec. J’ai voulu parler de quelque chose d’universel afin de toucher le plus de
monde possible.

Christiane Passevant : Le film est déjà distribué en France ?

Panos H. Koutras : La sortie en France est le 17 novembre [3].

Christiane Passevant : Comment avez-vous travaillé la bande son ?

Panos H. Koutras : Pour la musique, j’ai travaillé avec un musicien qui a déjà composé la musique de mon précédent film [4]. C’est un jeune compositeur avec lequel j’aime travailler. J’ai également beaucoup utilisé les ambiances et les bruits, le train par exemple qui est très présent et rythme en quelque sorte l’évolution du film. Cela crée un tempo dans l’appartement, le train qui passe…

Larry Portis : Strella est un film sur la famille et non pas sur la sexualité

Panos H. Koutras : Vous avez raison. Le film ne pose à aucun moment de questions sur la sexualité et la transsexualité. Il y a certes des transsexuel-les, c’est un fait, mais c’est un film sur la famille, et particulièrement sur le lien qui lie les personnages. Ce qui m’intéressait, c’est le besoin de l’un pour l’autre et jusqu’où peut-on aller pour satisfaire ce besoin. Je préfère au mot amour, qui me semble abstrait même si c’est un très joli mot, le mot besoin ou le manque affectif. Ce qui est le moteur de tout drame, de toute fiction, c’est le manque. Le manque de Strella durant son enfance, le manque de son père quand il est en prison, le manque qui les sépare et ensuite les rassemble.

Larry Portis : La véritable question que pose le film est finalement qu’est-ce que la famille ?

Panos H. Koutras : Pour moi, c’est un groupe de personnes qui s’aiment, se respectent et sont prêtes à s’aider mutuellement sans qu’il y ait des obligations.

Larry Portis : Pas dans le sens conventionnel.

Panos H. Koutras : C’est cela. Le film a d’ailleurs un côté kitsch, un peu love story. C’est pour cela que le mot amour est très beau, mais ne veut pas dire grand chose. L’important est ce que l’on fait avec l’amour. De par mon expérience, c’est le manque de l’autre qui définit l’intensité de l’amour que j’ai pour une personne.

Christiane Passevant : Le personnage de Strella a un besoin énorme de recevoir comme de donner, on voit bien la tendresse et la connivence qu’elle entretient avec ses proches, la personne qui va mourir, l’enfant… Il y a dans ce contexte la famille réelle et la famille choisie.

Panos H. Koutras : Tout à fait. C’est le choix de la vie. Vous savez, la vie est dure et hostile en général, et elle l’est d’autant plus pour les êtres fragiles comme le sont les personnages du film. Dans ma vie personnelle, j’essaie de ne pas être seul pour faire ce parcours. Les personnages du film se cherchent des alliés, c’est essentiel pour eux/elles.

Christiane Passevant : Concernant le père qui est un personnage très complexe, il ressent fortement ce besoin de lien affectif. On le voit dès le début du film dans sa relation avec son co-détenu qu’il encourage à tenir et à prendre soin de lui. Est-ce son machisme qui l’empêche de passer outre les conventions et les interdits ? Il refuse d’aimer son enfant de cette manière car la transgression est trop forte.

Panos H. Koutras : Mais je pense que ça le serait pour tout le monde. C’est tout de même difficile de transgresser ce tabou, mais l’important pour lui est de le contourner et pour cela, il doit remonter à la période de son enfance. C’est ce que le film montre avec le jouet qu’il retrouve dans la maison familiale. C’est le moment où il prend conscience de son enfance manquée et qu’il ne faut pas imposer de code moral. L’essentiel est de se retrouver ensemble, de se réconcilier.

Larry Portis : Les personnages de Strella et du père ont tous deux des caractères forts, entiers, mais il semble que Strella ait plus de maturité.

Panos H. Koutras : C’est intéressant, mais je pense que tous deux poursuivent encore leur parcours vers la vie adulte. C’est peut-être un peu bizarre de le dire pour un homme de 48 ans, dont l’expérience en prison a été dure, mais à sa libération, il lui reste bien des problèmes à résoudre. Et c’est son enfant qui, dans une épreuve finale, l’aide à en prendre conscience.

Larry Portis : Strella a en quelque sorte profité de ce temps, durant l’incarcération du père ?

Panos H. Koutras : Mais elle l’a payé très cher dans sa vie. Strella est une personne très généreuse, pleine d’affection et aussi très créative. Elle a du talent, elle transforme les objets, elle chante. Il me semble cependant qu’elle choisit un chemin difficile. Elle est courageuse.

Larry Portis : Mais finalement a-t-elle le choix ?

Panos H. Koutras : C’est une personne sincère et le chemin dur, non seulement en ce qui concerne la transsexualité, mais aussi en référence à la manière dont elle organise sa vie. Elle choisit une voie difficile.

Christiane Passevant : D’autant que la transsexualité doit être un phénomène mal accepté dans la société et en particulier la société
grecque ?

Panos H. Koutras : Dans aucune société, je pense. En Grèce peut-être un peu plus, c’est un pays où l’homophobie et la transphobie sont importantes. Si cela est visible, ce n’est pas accepté. Sinon, il faut être en apparence une femme.

Larry Portis : En Grèce, la religion joue-t-elle un rôle important ?

Panos H. Koutras : Je crois que c’est le seul pays en Europe où il n’y a pas séparation de l’Église et de l’État dans les institutions. Ce n’est pas comme en France, en Angleterre ou en Allemagne.

Larry Portis : Si la Grèce n’était pas en Europe, on pourrait dire que c’est un État intégriste ?

Panos H. Koutras : Depuis l’antiquité, la Grèce a toujours été au seuil de l’Orient. C’est aussi l’intérêt du pays. Je trouve fascinant ce mélange occidental/oriental. Nous sommes au milieu de ces deux civilisations.

Larry Portis : Vous avez dit que votre film est un clin d’œil à culture grecque, je dirais plutôt que c’est un affrontement.

Panos H. Koutras : J’avais dans l’idée de faire un essai sur la tragédie grecque aujourd’hui, mais ce n’est pas l’exercice qui m’intéressait en soi, même si c’est bien qu’il en soit ainsi. Je dis un clin d’œil parce que l’histoire fonctionnait sur la base de la tragédie grecque. C’est une correspondance, mais sans plus. De ce point de vue, ce n’est aucunement un travail académique.

Christiane Passevant : Pour marquer des repères dans l’évolution du
récit dramatique, utilisez une animation qui fait référence à la trajectoire du père, au jeu de son enfance. Avez-vous conçu les différentes phases
de cette animation en même temps que la construction du film ou bien après ?

Panos H. Koutras : J’y ai pensé dès le début. Cela marque le cheminement de sa prise de conscience. Il se rapproche de lui-même.

Christiane Passevant : Vous avez choisi cette fin avec l’animation, la musique qui explose et la fête qui donne une vision optimiste d’une famille élargie et différente de l’image généralement véhiculée ?

Panos H. Koutras : Je ne voulais pas passer de message avec la fin. Cette fin était pour moi la plus réaliste et la plus naturelle. Ils passent ensemble le nouvel an. J’adore moi-même passer le nouvel an avec ma famille et des amis, c’est fun, c’est bien, et c’est ce qu’ils font. C’est aussi simple que cela. Le film ne dit pas ce qu’il va se passer ensuite. Peut-être qu’il y aura des problèmes, des heurts, des dissensions, on l’ignore. Mais un lien a été créé et ils se sont battus pour le créer, pour l’accepter. La fin m’est apparue tout à fait logique et naturelle.

Larry Portis : Vous avez employé le mot kitsch pour votre film, mais une des caractéristiques est aussi la beauté et la beauté intérieure des personnages. Et la musique y joue un rôle essentiel.

Panos H. Koutras : J’ai trouvé les personnages, Strella, Yorgos, Alex, beaux et c’est pourquoi je les ai filmés de très près.

Larry Portis : Et la Callas ? La voix ?

Panos H. Koutras : Tout à fait. Dans la première partie du film, c’est Strella qui chante. La Callas — Strella le dit dans le film — est quelqu’un qui a poussé ses limites au plus loin, c’est pour cela qu’elle a perdu sa voix en dix ans. Elle a chanté ensuite, mais sans la perfection a laquelle elle était parvenue. Strella le dit : « nous partageons la folie ».

Christiane Passevant : Depuis plusieurs années, nous découvrons des films grecs très forts par les sujets. Je pense notamment à Eduart d’Angeliki Antoniou [5]. Le cinéma grec reçoit-il des aides financières ? Et peut-on parler de nouvelle vague du cinéma grec ?

Panos H. Koutras : Je ne sais pas si l’on peut parler de nouvelle vague, mais il existe actuellement un désir général des cinéastes de changer un peu les choses dans la société. Il faut dire que les artistes reflètent généralement leur société…

Christiane Passevant : Ils/elles en sont aussi parfois l’avant-garde.

Panos H. Koutras : Oui, une avant-garde, mais proche des problèmes sociaux. Je ne parlerai pas cependant de nouvelle vague — enfin peut-être — parce que cela concerne toutes les générations, mais il est vrai qu’actuellement les artistes sont plus engagés. Un groupe de cinéastes et de producteurs, dont Angeliki Antoniou et d’autres font partie, sont très actifs — c’est un mouvement ou un groupe de réflexion — et font pression sur le gouvernement pour passer de nouvelles législations sur le cinéma. C’est pour cela que nous n’envoyons pas de film au festival de Thessalonique en novembre. Nous avons fait une sorte de grève. Le nom de notre groupe est « les cinéastes dans le brouillard ».

Christiane Passevant : Cela fait un beau titre. Et Angeliki Antoniou fait partie du groupe ?

Panos H. Koutras : Angeliki et beaucoup d’autres puisque nous sommes 140 dans ce groupe de cinéastes, réalisateurs et producteurs de longs et courts métrages.

Christiane Passevant : Canine de Yorgos Lanthimos [6], est autre film grec présenté en compétition à Montpellier et sera également distribué prochainement en France. Il est soutenu par France Culture. Angeliki Antoniou travaille sur un projet de film sur les incendies qui ont ravagé la Grèce et sur les responsabilités de ces catastrophes [7]. Pensez-vous que le cinéma grec soit à présent plus politique ?

Panos H. Koutras : Oui, mais je pense que cela a toujours été le cas. C’est sans doute plus visible maintenant. Disons qu’actuellement les films sont meilleurs.

Cet entretien a eu lieu le 31 octobre 2009, à Montpellier, lors du 31e festival international du cinéma méditerranéen. Transcription et présentation de Christiane Passevant.