Chroniques rebelles
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La malédiction du béton de Fred Morisse (éditions chant d’orties)
Samedi 4 septembre 2010
Article mis en ligne le 6 septembre 2010

par CP

La malédiction du béton

15 récits croisés de Fred Morisse

et les éditions chant d’orties

Avec Fred Morisse, Thierry Périssé, Béatrice Guillemart pour les éditions chant d’orties.

Thierry Périssé est aussi l’auteur d’un roman, Le Cœur à l’ouvrage, qui traite de la lutte d’une femme, Olivia, humiliée et battue, pour s’en sortir.

Après ZUP ! Petites histoires des Grands ensembles (L’Insomniaque) en 2005, Fred Morisse revient avec des récits — un peu sur le même mode que le premier ouvrage —, des récits croisés sur la banlieue, dans la banlieue, cette banlieue qui fait tant fantasmer et qui est bien différente de ce que l’on entend un peu partout, bien différente donc des clichés et des idées reçues…

Plusieurs histoires… Ou plutôt une histoire séquencée, un récit ancré dans le quartier — qui est aussi un personnage central — ; c’est une balade et des rencontres… Il y a Nassim, Matthieu, les copains, Noémie, le père Zepadbol qui travaille dans les beaux quartiers, un peu plus loin, où il ressent
d’ailleurs : « quelque chose comme des rapports, non pas de classe comme chez les humbles, mais de caste comme chez ceux qui vivent en vase clos, en société ghettoïsée du dedans. […] Jamais [Zépadbol] n’aurait voulu vivre dans une telle ville.[Ville de richous… Aseptisée.] Elle non plus ne voulait pas de lui et de sa descendance, se protégeant de l’invasion d’indésirables.
Elle le tolérait juste pour bâtir et entretenir ses immeubles. Alors il ne comprenait pas pourquoi on faisait une telle réputation à son quartier, où pourtant on était plus accueillant, où l’orgueil n’était pas mépris, juste fierté de réprouvés. Les gens ne lui semblaient pas plus sauvages qu’ailleurs. Plus pauvres. Oui.
 » Fred Morisse, La Malédiction du béton.

Ce livre est un peu comme une promenade dans la cité, le soir, où l’on traîne à regarder les fenêtres et à imaginer la vie de ceux et de celles qui vivent là. Ou encore comme une caméra qui survole les vies, les espaces, le vécu de chacun et chacune. Le béton est partout bien sûr et sa malédiction, mais aussi — dernière trouvaille du maire, Haussmann de banlieue — les
« maisonnettes, sorte de préfabriqué amélioré et vite monté. À dominante rose, [qui tiennent] davantage de la maison d’une Barbie prolo qui attendrait son Ken rentrant du turbin, que du pavillon providentiel. »

Fred Morisse regarde, observe, raconte avec ironie et tendresse ce quartier que l’on s’approprie tant il est attachant… Eh oui, on y est finalement dans le quartier et l’on aimerait bien discuter avec les philosophes du coin, les Platons locaux.

« Le pouvoir, soit il te broie, soit il t’absorbe » dit Nassim qui se moque des opportunistes et déclare : « Faudrait déjà qu’on change nos mentalités, et qu’on se sente capable de prendre la place du pouvoir, et construire autre chose ensuite… Parce que les maîtres voudront toujours s’approprier le pouvoir ; nous, on veut juste se réapproprier la vie. »

« La vraie démocratie, c’est quand la rue gouverne. »

Extrait :

Zépadbol n’était pas intéressé par ces maisons proprettes. Plus grand-chose ne l’intéressait. Il était soucieux. Un ancien lui avait dit qu’on avait dû lui lancer une malédiction depuis le bled, un maraboutage en bonne et due forme. Il était sombre, taciturne, songeur. Le monde semblait lui en vouloir ; il en voulait au monde. Il n’y croyait pas, ne pouvait pas y croire. C’était son fils, un courrier à la main, qui avait crié :

— Papa, je te l’avais dit… c’est Kafka !

— Quoi, Kafka ? Qui Kafka ? Tu m’ veux quoi avec ton Kafka ?...

— Faut qu’on déménage !

Il s’effondra presque. C’était sûr, il était maudit. Pas d’autre explication.

Il hurla, insulta, gémit, menaça, maudit à son tour, sanglota, mais rien n’y fit. Tous les employés qui le recevaient s’affaissaient sur leur chaise, s’excusant maladroitement, essayant vainement de trouver des raisons, et surtout des explications à ces faits regrettables. Ils comprenaient sa colère tout en la subissant. Lui ne comprenait plus rien à rien.

— Et Kafka, où qu’il est ?

— Qui ? répondit craintivement une responsable de la société immobilière.

— Y a pas un KafKa qui travaille ici ?

La famille Zépadbol et son quartier sont victimes d’une tragédie : la destruction des tours les unes après les autres au profit d’une rénovation urbaine qui exclut les plus pauvres.

Quand il apprend que la Ville a un projet de grande ampleur pour son quartier, le père se réjouit. Mais très vite, c’est la désillusion. La mère, au moment de quitter l’immeuble, ressent un épouvantable déchirement car, comme pour toutes les mères au foyer, c’est son univers qui s’effondre. Nassim, le fils, aspire à autre chose, mais sait bien que le quartier, les potes et les habitudes sont ancrées dans sa vie.