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Il était une fois en Anatolie. Film de Nuri Bilge Ceylan
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 23 décembre 2011

par CP

À travers la vitre sale, on devine des personnages — flous — discutant, et peu à peu, le point nous fait découvrir trois hommes… Générique.

Le soir tombe, il fait froid, les phares d’une voiture, au loin, dans un paysage nu. On pense au premier plan de Vol au dessus du nid de coucou [1] pour la progression de la lumière des phares sur une route en demi pénombre. Trois voitures se suivent. Il pleut.

Une enquête policière, un portrait de la société turque, unité de temps pour une introspection des personnages, la recherche d’un corps… Il est difficile de dénouer les sujets qui s’entremêlent dans le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie.

Des images poétiques, parfois éblouissantes, sorties d’un paysage morne et hostile, apparaissant soudain au détour des visages las, anéantis, filmés en gros plans pour cerner l’intimité des personnages, leurs émotions, leur peur, leurs zones d’ombre. De l’obscurité jaillit aussi la lumière et la beauté, comme dans un rêve, avec cette jeune fille portant sur un plateau une lampe et le thé. Beauté surprenante qui laisse les enquêteurs, le médecin, le procureur, l’accusé sans voix, subjugués par cette image au cœur de la nuit, par la beauté de la fille cadette du maire d’un village. Le contraste est saisissant entre la jeune fille, les hommes fatigués et l’environnement.

C’est donc une enquête policière menée dans la nuit turque, dans une Anatolie aride, et des portraits croisés, notamment ceux d’un médecin et d’un procureur. Il était une fois en Anatolie est un film d’atmosphère où chaque cadre ajoute au mystère ou au désespoir des personnages qui paraissent enfermés dans une fatalité, chacun la sienne : le coupable et la victime, le médecin et la solitude, le procureur et ses doutes sur la mort d’une femme aimée, le commissaire et la maladie de son fils…

Nuri Bilge Ceylan confirme avec Il était une fois en Anatolie qu’il est l’un des plus grands stylistes du cinéma contemporain, les phares des voitures filant dans la nuit sur une route isolée, le train qui passe au loin, la pomme
qui roule vers le ruisseau, un visage gravé dans la pierre éclairé un instant par l’éclair, la jeune fille à la lampe… [2] Chaque plan du film de Nuri Bilge Ceylan est une clé pour suivre un fil d’Ariane de l’histoire personnelle des personnages, la caméra s’attarde sur des détails, sur une pomme qui roule dans un ruisseau, sur le vent dans les arbres, sur des visages en gros plan ou sur une vitre embuée… Tout s’estompe, se brouille, puis émerge du flou pour décrire la complexité de cette histoire à facettes et de destins croisés. Et l’on hésite à traduire ces images en références cinématographiques [3] ou en références picturales…

Peu à peu l’enquête devient une quête menée par un commissaire, dont l’enfant est malade, un procureur qui vit le regret d’une femme disparue (par sa faute ?), un médecin — personnage central — qui observe la nature humaine, et un suspect qui dit ne plus se souvenir où la victime est ensevelie. Finalement, on en saura beaucoup plus sur ceux qui mènent l’enquête que sur le crime lui-même, laissant le public imaginer les motivations du crime et son déroulé. D’ailleurs, qui est le coupable ? Kenan (Firat Tanis), s’il a avoué, ne semble convaincre que le commissaire Naci (Yilmaz Erdogan), persuadé de sa culpabilité en raison des aveux. Tout s’estompe dans cette recherche du corps d’un homme assassiné, seul fil rouge et continuité du récit. Les repères, elliptiques, sont une amorce de paysage, une fontaine, un arbre en boule, un champ…

Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan fascine, la magnifique image (Gökhan Tiryaki), les plans fixes, la lenteur du film ajoutent à l’ambiance et au rythme psychologique, comme pour dire au public de prendre le temps, de s’immerger dans une introspection qui occupe l’écran par les regards qui s’attardent, de regarder le cadre, la lumière, d’apprécier les séquences du film de la même manière que l’on s’arrête devant un tableau. La nuit, la lune apparaissant derrière un rideau de nuages, les arbres bruissant dans le vent, le visage d’une jeune fille éclairée par une lampe, une pomme qui roule dans un ruisseau, autant de scènes qui créent une atmosphère tout à fait particulière, envoûtante.

Et le réalisateur d’ajouter : « J’ai aussi parsemé le film de quelques emprunts à quatre nouvelles de Tchekhov. Dans tous mes films, d’ailleurs, on trouve des citations de Tchekhov. […] Il était aussi médecin, et comme son œuvre parle de tous les aspects de la vie, elle peut nourrir l’inspiration à tout moment. » Cette investigation fastidieuse est en effet marquée par les regards échangés, les silences, les remises en question, par la conversation entre le procureur (Nusret/Taner Birsel) et le médecin (Cemal/Muhammet Uzuner) sur cette femme très belle ayant annoncé sa propre mort. Pendant cette recherche interminable, dans la nuit pluvieuse, du corps assassiné, les questions demeurent sans réponse. C’est plutôt une suite de questionnements qui jalonnent le film. La découverte du corps est l’aboutissement de la recherche dans un petit matin glacial avec le chien gardant le corps de son maître. Le retour à la ville, vers la morgue, la foule qui attend et le presque lynchage du suspect poursuit la vision désenchantée du médecin sur la nature humaine, avec encore un ilot de sincérité et de dignité dans les regards de la mère et de l’enfant…

Il était une fois en Anatolie est le regard sans concession d’un cinéaste sur sa société, sur le désespoir. La caméra filme les visages, les gouttes de sueur, la peau, le sang sur la joue du médecin durant l’autopsie qui n’est pas montrée, mais accompagnée par les commentaires cliniques du médecin dans une bande son où se mêle les cris des enfants jouant à l’extérieur.
Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan est un très grand film, dont les images restent en mémoire.


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