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Christiane Passevant
Décombres, film d’Abed el-Salam Shehada
Un cinéaste palestinien à Gaza
Article mis en ligne le 9 décembre 2007
dernière modification le 24 septembre 2009

par CP

Décombres(Palestine - 2002 - 18 mn). Réalisation : Abed el-Salam Shehada ; images : Ali Achraf ; montage : Maher Abu Quta ; son : Mahmoud El Baid ; production : Ali Qassem Ramattan Studios.
Court métrage palestinien présenté au 24ème festival du cinéma méditerranéen de Montpellier (25 octobre - 2 novembre 2002)

Réalisateur palestinien, Abed el-Salam Shehada décrit dans Décombres la situation de beaucoup d’habitants de Gaza, victimes civiles et impuissantes. Outre l’engagement de témoigner, le réalisateur présente aussi dans ce court métrage un travail sur la forme, une façon esthétique de montrer l’attachement à la terre, la cueillette des olives, les noms gravés sur les arbres, la fabrication du pain, les visages en gros plan, jusqu’à la scène finale du travail de la terre et l’irrigation. Au début du film, la fluidité du filmage — en noir et blanc — et du montage installe une impression quasi poétique, mais tout bascule avec l’arrivée des chars et les images en couleur. Abed el-Salam Shehada est aussi cofondateur de Ramattan Studios, maison de production à Gaza.

— Depuis quand êtes-vous réalisateur ? Et que signifie, pour vous, être réalisateur dans le contexte de l’occupation israélienne ?

Abed el-Salam Shehada : Le début de ma relation avec le cinéma date de 1989, avec mon premier film, Journée palestinienne, qui a marqué mes débuts dans le cinéma. Je me suis rendu compte de l’importance de la communication pour témoigner de la réalité locale et soutenir la cause de mon pays. La réalisation constitue pour moi une expression personnelle et un moyen de témoigner d’une réalité qui me tient à cœur.

Décombres est produit par Ramattan studios. Est-ce une maison de production palestinienne indépendante, liée à la télévision ? Qui a fondé Ramattan et quelles sont les productions ? Fiction, documentaires ou reportages et quelle en est la distribution ?

Abed el-Salam Shehada : Ramattan Studios est une maison de production indépendante, fondée par un groupe d’amis pour faire face au manque de moyens de production lié aux difficultés à se déplacer et pour aider la production cinématographique. Les débuts ont été très modestes, mais très vite Ramattan a soutenu des films palestiniens.
Les studios sont situés à Gaza, Ramallah et Jérusalem. La majorité des films produits ou coproduits par Ramattan Studios sont des documentaires. Ces films n’ont pas été diffusés, sinon dans des festivals. Nous avons un problème de distribution. Ramattan aide les réalisateurs palestiniens, les institutions palestiniennes et la télévision, mais ne travaille pas exclusivement avec les Palestiniens. Ramattan est ouverte en priorité aux réalisateurs palestiniens, mais aussi à d’autres. Par exemple, nous avons travaillé en co-production avec un réalisateur sud-africain et avec des producteurs français. Et nous sommes prêts à toute forme de coopération.

— Quelles ont été la durée du tournage de Décombres et les conditions de tournage ?

Abed el-Salam Shehada : L’équipe se résumait à deux personnes, le réalisateur et l’opérateur. Nous étions tous deux de Ramattan. Le tournage a duré six mois. Les images du début ont été tournées avant la destruction de la ferme et des champs d’oliviers. Les conditions de tournage étaient pénibles en raison même de la réalité très dure vécue par les populations. Nous n’étions pas là par hasard, les destructions par l’armée israélienne sont prévisibles.

— Au moment où les chars arrivent, suivis du bulldozer qui arrache les oliviers, on ne voit pas les militaires. Que s’est-il passé sur le tournage ?

Abed el-Salam Shehada : Les conditions de tournage étaient très dures. L’armée israélienne a d’abord bombardé l’endroit et détruit la maison, puis ils ont rasé les champs et arraché les oliviers. Nous étions cachés, mais nous avons perdu une caméra. Cela apparaît dans un des plans de Décombres, quand l’opérateur court et tombe. Nous sommes cependant restés tourner malgré le danger, il fallait filmer l’événement. L’opération militaire s’est faite sur plusieurs jours. En tout, dix-neuf familles ont été touchées par la destruction systématique des maisons et des champs. Et pendant trois jours, les bulldozers ont rasé les champs alentour. Les familles ont dû fuir.
Si vous me demandez pourquoi, je peux seulement répondre que l’occupation n’a pas besoin de justification pour détruire. Les destructions sont un moyen de pression sur les Palestiniens pour les forcer à l’exil et les détruire. Cela n’est pas nouveau et fait partie d’une stratégie constante, qui n’a jamais cessé même lors du processus de paix et avant la seconde Intifada. Même chose pour les colonisations qui ont été encouragées et se poursuivent de plus en plus. On ne peut pas dire qu’il y ait eu une raison majeure provoquant le déclenchement des phases de destruction ou d’occupation des terres. En fait, c’est une idéologie, une orientation politique qui se perpétuent, que ce soit durant les négociations de paix, ou pendant l’Intifada. C’est un processus lent, irréversible, quotidien et permanent qui permet de déstabiliser les Palestiniens, de les ghettoïser, de les casser psychiquement puisqu’ils n’ont plus ni terre ni de racines, d’enserrer la population palestinienne.

L’appropriation des terres palestiniennes par l’armée est d’abord justifiée par des raisons de sécurité, ensuite ces terres deviennent une colonie et enfin une ville israélienne. Dès que la colonie est installée, des routes sont construites pour communiquer avec les autres, des barrages sont mis en place, avec des tours d’observation, qui empêchent les étudiants d’aller à leur université, les malades à l’hôpital, les employés à leur travail. Tous les moyens sont bons pour détruire et s’approprier les terres palestiniennes. C’est une guerre d’occupation — ce que refusent de reconnaître les Israéliens — et progressivement un déplacement des populations en les poussant à l’exil, intérieur, psychique ou extérieur.

— Décombres, tourné à Gaza, peut aussi bien se situer en Cisjordanie ?
Le film pourrait se passer n’importe où en Palestine. C’est la même logique qui s’applique partout.

Abed el-Salam Shehada : Le tournage de Décombres s’est déroulé sur six mois avec les paysans. Comment s’est fait le montage et où ce film a-t-il été montré ?
J’ai vécu avec cette famille après la destruction de sa maison et qu’elle loue une autre maison. Dans le film, l’épisode de la blessure par balle du jeune fils se rendant à l’école est très important. Cela provoque chez l’enfant un sentiment de double insécurité, comme encerclé de l’intérieur et de l’extérieur.
Le montage s’est fait dans les studios de Ramattan. Le film a été présenté au festival de Tanger, au Maroc, où il a reçu un prix, également à Ismahilia et au festival du Caire, en Égypte.

Décombres semble avoir joué un rôle de conscientisation auprès d’une partie du public à Montpellier, et notamment chez les jeunes. Les réactions au court métrage ont-elles été semblables ailleurs ?

Abed el-Salam Shehada : La réaction du public a été la même ici et dans les autres festivals, ce qui me laisse à penser qu’une grande partie du public ne sait pas ce qui se passe réellement en Palestine. Le film en cela présente un témoignage de ce qu’est l’occupation militaire israélienne et ses conséquences sur les êtres humains.

— Le début du film est en noir et blanc. Les paysans travaillent la terre, participent à la cueillette des olives, cuisent le pain, et, brutalement, les chars arrivent et le film passe à la couleur. Pourquoi ?

Abed el-Salam Shehada : Au début de la seconde Intifada, après septembre 2000, je n’ai jamais pensé que l’occupation israélienne pourrait atteindre un tel degré de violence. J’ai été témoin de la barbarie de l’armée israélienne, j’ai vu les morts, les tueries, des choses jamais vues auparavant. Et cela m’a ramené au temps de la Nakba, à l’expulsion de 1948 subie par mes parents. Cette expulsion semble se répéter indéfiniment. Le temps s’est arrêté et nous revivons cette catastrophe depuis cinquante-quatre ans. Le noir et blanc rappelle les actualités de la fin des années 40, des images vues par la génération de mes parents. Aujourd’hui, c’est pareil, en couleurs. J’ai voulu souligner ainsi l’idée de continuation durant toutes ces années.

— Une date, mars 2001, apparaît sur les plans de la destruction des champs. A-t-elle fonction de preuve ?

Abed el-Salam Shehada : J’ai utilisé la datation pour préserver la mémoire des faits, authentifier les événements et éviter une contestation ultérieure des Israéliens. Les images du film sont la réalité, ce n’est pas une reconstitution. L’histoire de la Palestine est dure et bouleversante. Nous vivons une succession d’événements tragiques et les dates correspondent à des massacres, des expulsions, l’exil, donc garder la mémoire revient à préserver notre histoire. Il est important de conserver la connaissance des faits historiques pour les générations futures. L’histoire s’est figée pour nous depuis cinquante-quatre ans, c’est pourquoi il est important d’inscrire les dates.

— Abed el-Salam Shehada, d’où êtes-vous originaire ?

Abed el-Salam Shehada : Je suis un réfugié. Ma famille vient d’un village au bord de la mer, Berbara près de Majdar, situé à vingt kms au nord de la ville de Gaza.
Décombres présente trois générations sur cette terre à Gaza. Le grand-père a vécu la Nakba de 1948 et son désir est de mourir sur cette terre. Le père, désespéré, crie son impuissance devant la violence à protéger sa famille, humilié devant son fils comme son père devant lui dans les années 1970. L’enfant, le fils, se révolte et veut se protéger seul. Cette évolution marquée dans le film est-elle volontaire ?
Ce film est une relation d’amour à la terre. Le rapport à la terre est essentiel pour nous. Durant la seconde Intifada, j’ai ressenti comme un défi et j’ai retrouvé le souvenir de mon village. La tragédie continue, mais je crois en la paix bien qu’aucune chance ne m’ait été donnée jusqu’à présent, malgré les pratiques inchangées de l’armée israélienne.

— Le grand-père, dans Décombres, a été expulsé une première fois en 1948 et son désir est de mourir sur sa terre. Peut-on imaginer des personnes rêver de la mort et être enterré dans leur terre ? C’est le cas de nombreux Palestiniens qui ont peur du transfert, qui ne veulent pas vivre une autre expulsion.

Abed el-Salam Shehada : La seconde génération, le père, a sans doute cru un jour que Palestiniens et Israéliens vivraient côte à côte, mais l’oppression au quotidien a détruit toute chance de communication.
La troisième génération du film, le jeune adolescent, est très seul et se sent sans protection. Cette image va à l’encontre de celle qui est propagée par les médias israéliens, à savoir que les jeunes aiment la mort et désirent tuer. Ce jeune garçon est seul, démuni, il veut défendre sa vie et sa dignité, son droit d’exister. Avec l’innocence de l’enfance, il cherche une solution et construit une cabane sommaire pour s’y cacher avec d’autres enfants, un abri pour se protéger de la mort. Cela ne sera pas suffisant pour arrêter la balle qui le blesse sur le chemin de l’école.

— Qu’apporte la présence des femmes dans Décombres – l’une fait le pain, l’autre se révolte contre l’occupation – au récit du film ?

Abed el-Salam Shehada : Les femmes palestiniennes sont toujours présentes dans la lutte palestinienne et elles apprennent l’amour de la terre. Leur rôle est primordial. L’image de la femme actionnant le moulin à moudre le blé symbolise la résistance palestinienne, la pérennité, mais également la tragédie palestinienne. D’habitude, le moulin à moudre illustre la joie, les récoltes, dans le film, il est la perte et la tristesse.

— Le fait de ne pas montrer les militaires, mais seulement les machines militaires, est-ce pour renforcer l’inhumanité ?

Abed el-Salam Shehada : L’occupation est une machine où l’humanité n’a pas sa place. On ne voit pas les soldats dans le film, mais des machines très sophistiquées — des fusils, des bombes, des avions Apache — envoyées contre les êtres humains.

— Malgré la situation tragique des territoires occupés, l’imaginaire existe dans Décombres : la poésie des gestes simples, des visages, de l’amour de la terre qui imprègnent le film. Votre court métrage annonce-t-il un long métrage sur la situation à Gaza et les territoires occupés ?

Abed el-Salam Shehada : Je pense en effet à un long métrage. Je connais de nombreuses histoires humaines dans toute la Palestine. Mon rêve est d’en faire un long métrage, par exemple sur les enfants qui sont le symbole de l’avenir.
Je travaille actuellement sur l’écriture d’un scénario basé sur la recherche du bonheur par un enfant palestinien. L’enfant exprime les débuts de temps meilleurs. Comme à la fin de Décombres, avec l’enfant qui irrigue le champ et ouvre la voie à l’eau. C’est en rapport avec l’optimisme qui est en moi. L’espoir existe toujours. L’eau représente la vie, mais aussi le vol de l’eau par Israël. L’eau est le symbole de la terre, des arbres, de l’humanité qui nous sont volés. Mais l’espoir existe. J’apprends l’espoir à mes enfants : cela signifie qu’il faut s’accrocher à notre terre et résister.


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