Chroniques rebelles
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Christiane Passevant
Elio Petri, un cinéaste à retrouver
Article mis en ligne le 23 décembre 2014

par CP

Elio Petri est-il « enterré par le système » ? se demande Robert Altman dans le documentaire de Stefano Leone, Federico Baci et Nicola Guarneri, Elio Petri, notes sur un auteur.

On peut en effet se poser la question, car peu de rétrospectives sont organisées autour de la filmographie d’Elio Petri [1] ? La reprise et l’édition en DVD de deux de ses films depuis 2010 — Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et La classe ouvrière va au paradis — marquent-elles le retour de l’un des cinéastes italiens parmi les plus engagés ?

C’est à espérer puisqu’un troisième film de Petri sera bientôt sur grand écran. En Noir et Blanc superbement restauré, I Giorni contati (Les Jours comptés) est inédit en France, et interprété par le grand comédien, Salvo Randone. Et, bonne nouvelle, le film sortira presque simultanément en DVD.

Critique de cinéma et scénariste remarquable — il a participé au scénario des Nouveaux monstres, réalisé par Dino Risi, pour ne citer que celui-ci —, Elio Petri a réalisé une quinzaine de films en abordant des genres différents, avec cependant une constante dans toute son œuvre : faire un cinéma politique. Toutefois, il ne se fait guère d’illusion sur un courant du cinéma politique en Italie lorsqu’il remarque, « nous sommes seulement quelques-uns à chercher à être engagés. » Un constat lucide qu’il réitère sur une éventuelle diffusion à la télévision de films critiques et engagés. Seuls les films culturels sont admis à occuper le petit écran : « Le problème est de savoir si la télévision accepterait de produire un film politiquement engagé, un film d’ouvriers par exemple. Cela est impossible. Pendant près de vingt ans, la télévision n’a jamais conduit une véritable enquête sur le fascisme et n’a jamais lutté contre les tendances nationalistes ou fascistes de la petite bourgeoisie. » [2] »

Elio Petri ne mâchait pas ses mots et sa vision cinématographique atteindra une acuité critique peu égalée chez les cinéastes de sa génération. « Il faut être fou et aimer le cinéma pour faire un film », confie-t-il. Certes sa connaissance diverse et profonde du cinéma prouve à l’évidence qu’il fut un passionné de cinéma, conscient des tendances prémonitoires de certains films. Le cinéma était souvent en avance sur l’analyse sociale dans la littérature.

Tous les films d’Elio Petri se distinguent par une recherche sur le fond et la forme, dans les dialogues, dans les métaphores visuelles et dans les silences. L’image et le son sont tout aussi importants pour le récit, souvent en ellipse, le personnage principal revenant au point de départ du film. Le langage cinématographique y est percutant, allié à un humour noir, et servi par des comédiens et des comédiennes de très grand talent et admirablement dirigés. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon obtint le Grand prix spécial du jury à Cannes, en 1970, et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. La Classe ouvrière va au paradis remporta la Palme d’or au Festival de Cannes en 1972.

Dans la lignée des De Santis (avec lequel il a débuté), Risi, Fellini, Visconti, Antonioni, Pasolini, Bellocchio, Bertolucci, et d’autres encore, Elio Petri a participé à deux décennies cinématographiques italiennes qui ont été parmi les plus grandes périodes du cinéma mondial [3].

Elio Petri est un cinéaste qui, sans dévier de son itinéraire d’homme engagé, a offert au public italien et international un cinéma de réflexion et de questionnement qui n’a en rien perdu de sa fulgurance aujourd’hui. Aucun parti pris, sinon celui de la critique tous azimuts qui, à maintes reprises, a surpris et même désarçonné. La Classe ouvrière va au paradis, par exemple, pose sans concession et d’une manière originale les problèmes liés à l’aliénation, à l’exploitation et à l’individualisme induits dans le système, sans aucunement épargner la classe ouvrière. Refusant les schémas traditionnels, de « choisir son camp » et la sacralisation des idéologies, Petri se montre à la fois incisif et percutant dans tous ses films, mais également tendre pour certains de ses personnages, ceux qui viennent du peuple. Issu d’une famille pauvre, d’instinct il n’a pas choisi les nantis, mais la classe ouvrière : « Mon école a été la rue, les cellules du PC, le cinéma, les bibliothèques où je lisais les journaux du parti. » Le militantisme d’Elio Petri passe aussi par le cinéma. Pour lui, culture et politique vont de pair, notamment lorsqu’il anima un réseau de ciné-clubs avant de travailler sur les films de Giuseppe De Santis [4].

I Giorni contati (Les Jours comptés) fait partie de ses premiers films, c’est peut-être aussi l’un des plus intimes puisqu’il est inspiré par son père, ouvrier comme le personnage, incarné par Randone. Tout dans ce film indique une sorte d’alchimie et une complicité naturelle entre le réalisateur, Salvo Randone qui joue Cesare et les comédien-nes. C’est le pendant de la Classe ouvrière va au paradis ; et si l’on y voit l’annonce de ce film couronné à Cannes, I Giorni contati (Les Jours comptés) traite en plus de la mort et de l’existence que l’on perd à gagner. I Giorni contati (Les Jours comptés) est une petite merveille à découvrir, dans laquelle Petri démonte avec l’ironie qui lui est propre l’aliénation des êtres par rapport au système. Un thème qui est en quelque sorte un fil rouge de toute son œuvre cinématographique.

Le cinéma d’Elio Petri, d’auteur et populaire, est assurément contestataire, c’est de la critique vive et toujours aussi novatrice. Depuis l’Assassin — son premier long métrage (1961) —, aucun de ses films n’esquisse une démarche consensuelle. La Dixième victime (1965), À chacun son dû (1967) — d’après un récit de Leonardo Sciascia —, Un coin tranquille à la campagne (1969) ou encore Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970), La Classe ouvrière va au paradis (1971) et enfin le magnifique Todo Modo (1976) sont de véritables pamphlets contre les dérives médiatiques et politiques. L’historien du cinéma Jean A. Gili, spécialiste du cinéma italien, dit de Petri qu’il s’impose comme l’un des
«  analystes les plus lucides et les plus désespérés de la schizophrénie contemporaine. »

Dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Petri fait une analyse du caractère fasciste, avec le personnage du commissaire, admirablement interprété par Gian Maria Volonté. Le film est une attaque virulente du système, sans aucune ambiguïté, et dont il s’explique dans un entretien accordé à Jean A. Gili :

« L’État se manifeste au travers de la police. À l’égard du citoyen, l’État s’exprime par des lois qui sont normalement appliquées par l’exécutif ; or, l’exécutif est composé par la police et la magistrature. Les institutions qui représentent l’État dans la vie quotidienne sont toujours répressives ; il n’y en a pas une seule qui ne le soit pas, pas une seule qui puisse réellement être appelée démocratique. L’État a une telle méfiance à l’égard des citoyens que toutes les institutions tendent au contrôle et à la vigilance. L’architecture de l’État est répressive et isolante : il s’agit de diviser les propriétés, de dresser des murs, de séparer, surveiller, contrôler… Il n’existe pas dans le corps de la société un seul moment qui soit libérateur à l’exception du vote. L’État concède au citoyen la possibilité de s’exprimer par le vote, mais nous savons de quelle manière se manipule une élection. Ainsi, il s’agit d’une forme illusoire de libération. La magistrature, les codes sont répressifs. Un code n’est jamais une affirmation, il est toujours une négation, une interdiction : le code ne dit jamais ce que l’on peut faire mais ce que l’on doit faire. L’État est réellement le supérieur, le supérieur érigé en pouvoir universel. »

Pas étonnant que, malgré la reconnaissance de son œuvre cinématographique au plan international, Petri ait été jugé dérangeant dans le contexte politique italien, ce qui lui vaudra d’ailleurs des difficultés du côté des producteurs.

Aujourd’hui, le cinéma italien semble frappé de frilosité — hormis quelques rares réalisations — en comparaison de la subversion inhérente aux films d’Elio Petri. Le cinéma est beaucoup plus tourné vers le simple divertissement, sans réflexion critique quant à la répression, aux risques de dérapage de la société capitaliste, d’une démocratie encensée qui n’est en aucun cas un rempart contre un fascisme rampant. Ce qu’Elio Petri prévoyait en constatant la fin des illusions, la récupération de l’industrie du cinéma et en parlant d’« une autre voie », c’était l’ère des compromissions, de la télévision-lobotomie et des politiciens à la Berlusconi.

Le cinéma d’Elio Petri conserve la lucidité d’une œuvre ancrée dans la réalité d’alors, mais tout aussi actuelle dans la société, dans les sociétés d’aujourd’hui. L’aliénation, l’exploitation, la corruption, les compromissions, la manipulation des êtres humains, l’individualisme, le fascisme sont d’actualité.