Chroniques rebelles
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Christiane Passevant
Les Femmes du bus 678
Film de Mohamed Diab
Article mis en ligne le 23 décembre 2014

par CP

« J’ai fait ce film en Égypte avant le soulèvement et lorsque je le revoie maintenant, je m’aperçois qu’il y a des prémisses de la révolte. Je n’ai pas voulu que ce soit un film sur la révolte, mais je dois dire que les films de cette période parlaient de cette révolte, même de manière indirecte. »

Fayza, Seba et Nelly s’insurgent contre un état de fait, tabou en Égypte, le harcèlement ordinaire et quotidien. Issues de milieux différents, les trois femmes s’unissent pour combattre ce machisme impuni qui sévit au Caire dans les rues, dans les bus et dans leurs maisons. Elles refusent de se laisser humilier en silence et décident que, dorénavant, elles répliqueront à ceux qui les humilient.

La détermination de ces femmes, leurs actions anonymes provoquent polémiques et réactions hostiles dans un premier temps, mais ébranlent finalement une société basée sur la suprématie de l’homme [1].

Devant l’ampleur du mouvement, un inspecteur mène l’enquête et cherche à comprendre ce qui génère ce phénomène d’auto-défense. Qui sont effectivement ces femmes qui remettent en question la soumission et revendiquent une reconnaissance de leurs droits et l’arrêt des violences à leur égard ?

Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab [2] fait partie d’une lignée de films de fiction courageux parlant directement du patriarcat, de son influence sur les mentalités, de la place des femmes dans la société égyptienne et des droits qui sont les leurs. On pense évidemment au film de Atef Hetata, Les Portes fermées (1998) [3] et plus récemment, à celui de Yousry Nasrallah, Les femmes du Caire (2009) [4].

Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab, est le premier film long métrage de ce jeune scénariste qui déclare devant le public : « J’ai réalisé ce film sur les femmes égyptiennes et j’en suis fier ». Trop rares en effet sont encore les films qui ouvrent la voie à la réflexion sur les violences subies par la moitié de la population, et Les Femmes du bus 678 est de ceux-là.

À travers le geste de Fayza s’exprime la révolte des femmes et leur courage aussi. La colère de Fayza est le point de départ, d’ailleurs la rémanence de la scène de harcèlement dans le bus revient tout au long du film, prise sous des angles différents, pour marquer la répétition, la quotidienneté de cette violence dont l’écho est quasi nul, face à l’indifférence générale. La révolte de Fayza est filmée en boucle, comme pour ponctuer le film et marquer la prépondérance du machisme, de la frustration sexuelle et l’incommunicabilité due au tabou où l’interdit, transgressé en douce, au détriment des femmes doivent encore subir les conséquences de la frustration des hommes. Il est toujours question, en Égypte comme ailleurs, de la frustration sexuelle des hommes et de leurs « irrépressibles pulsions », mais qu’en est-il de celle des femmes ? Il faut souligner que l’impossibilité, admise pour les hommes, de contrôler leurs pulsions est à l’origine de 75 000 viols par an en France. De plus, les femmes harcelées sont souvent considérées comme responsables du harcèlement.

« Nous entendions parler du problème, mais nous n’avions pas connaissance de l’ampleur du phénomène qui est entouré par le silence.
J’ai alors décidé d’explorer la question, et j’ai commencé à en parler aux femmes autour de moi. Et les récits sont arrivés. L’une des protagonistes, Nelly, incarne un personnage véridique qui vient de gagner le premier procès en Égypte pour harcèlement
 », explique Mohamed Diab, qui ajoute que si les femmes, en Égypte, ont « plus de droits que dans la plupart des pays arabes. En revanche, il y a une conjoncture entre la situation socio-économique, la tradition, la religion et le silence qui fait que cette question chez nous est l’une des plus graves. Il faut savoir que, pour des raisons économiques, la moyenne d’âge pour se marier maintenant, c’est 35 ans. Donc entre la puberté et 35 ans, les jeunes traversent un désert sexuel — vu que les relations sont interdites hors mariage. La frustration est
terrible.
 » Autres tabous sociaux en Égypte ? Beaucoup sont liés aux femmes, comme le divorce parce qu’«  une femme divorcée est une femme finie, elle n’a aucun espoir de se remarier. » Mais aussi les mutilations sexuelles, la virginité, le viol, de même que l’homosexualité et le sida.

Film engagé, féministe et inspiré de faits divers réels, Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab marque aussi une embellie du cinéma égyptien. Il porte un regard fin et critique sur la société, ancré dans une réalité souvent niée : « De par la tradition, si un homme harcèle une femme, c’est toujours elle la coupable, elle l’a provoqué d’une manière ou d’une autre. Cette manière de voir est profondément ancrée dans la mentalité collective. Il faut refuser le silence et punir ce délit. D’ailleurs, un mois après le procès de Nelly, une loi a été promulguée en Égypte contre le harcèlement sexuel. [5] Les femmes doivent aussi changer et arrêter de participer à ce silence. J’ai fait ce film pour les femmes égyptiennes. »

« J’ai d’abord pensé que ce film avait été réalisé par une femme, c’est un film engagé et clairement féministe. J’ai acheté ce film parce que j’ai été charmé. » Un joli commentaire du distributeur du film. [6]

Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab a été ovationné par le public lors de sa projection au 33e Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier le 22 octobre 2011.
Sortie nationale le 2 mai 2012.

Fondu au blanc

« Méfie-toi des femmes… » peut-on entendre dans le taxi cairote au début du film… C’est aussi le début d’une révolte…

Mohammed Diab : Traiter des droits des femmes en Égypte est un sujet sensible. C’est pour cela que j’ai voulu mettre en scène trois personnages de femmes de différentes classes sociales. En Égypte, les situations sont multiples, mais il y a un point commun : l’injustice. Dans le film, le personnage du commissaire de police est sans doute le plus proche de la réalité pour illustrer en général le rapport des hommes et des femmes.
Le film existe grâce à Boshra, l’actrice principale, qui est une star très populaire en Égypte et qui a produit le film.

Slimane Aït Sidhoum (El Watan) : Le problème du harcèlement dans les transports est évoqué dans les films égyptiens, mais de manière plus ou moins détournée alors que vous l’affrontez de manière directe dans votre film. Pourquoi ? Personne ne semble ignorer ce que subissent les femmes dans l’espace public, mais jusques là cela n’avait pas été abordé de front.

Mohammed Diab : En empruntant moi-même les bus, j’ai constaté la situation à laquelle les femmes sont confrontées. Ce sujet est tabou, tout le monde sait mais personne n’en parle. Ce qui a tout déclenché pour moi, c’est l’affaire du bus. Le film parle de faits réels et d’un procès qui a eu lieu. J’ai assisté au procès, j’ai parlé longuement avec les femmes qui avaient porté plainte et leur ai expliqué mon projet destiné à les aider. L’histoire du bus, les interviews, tout cela est vrai. Les deux autres situations sont inspirées de faits réels. Ce qui se passe au stade par exemple se base sur une vidéo qui a circulé sur Internet où l’on pouvait voir une jeune femme brutalisée au milieu d’une foule, à qui l’on arrachait ses vêtements et que l’on recouvrait finalement du drapeau égyptien. La doublure de la comédienne qui a tourné cette scène a réellement été agressée après le match.

Divergences FM (Radio-Montpellier) : Une scène du film montre un adolescent perpétrant les mêmes gestes de harcèlement sur l’une des trois femmes.

Mohammed Diab : Le sexisme est ancré dans la mémoire collective, dans les mentalités, et les enfants, les adolescents considèrent le harcèlement des femmes comme un jeu, comme le seul rapport qu’ils peuvent avoir avec les femmes. À cela s’ajoute la frustration sexuelle qui est une banalité en Égypte.

Christiane Passevant : L’usage du citron dans la poche pour mettre mal
à l’aise les femmes et destiné à faire des avances sans qu’il y ait attouchement direct est-il véridique ?

Mohammed Diab : C’est tout à fait véridique et tout le monde connaît cet usage du citron, à commencer par les chauffeurs de bus. Le premier titre auquel j’ai pensé était « le pays du citron ».

Christiane Passevant : La première scène de Fayza dans le bus, lorsqu’elle décide de se défendre, revient tout au long du film, mais elle est à chaque fois filmée d’un angle, d’un axe différent. Pourquoi ? Est-ce pour donner un rythme au film ? Pour faciliter les scènes croisées ?

Mohammed Diab : C’est une manière d’aborder la même scène sous plusieurs angles, du point de vue de chaque personnage. C’est également pour analyser la réaction de Fayza et montrer ce qu’est réellement le harcèlement. Si la scène n’était pas répétitive, le public aurait pu imaginer que Fayza était mythomane ou folle.

Christiane Passevant : C’est le fil rouge en quelque sorte ?

Mohammed Diab : C’est le début et le sujet du film, c’est essentiel. C’est la révolte de Fayza.

Christiane Passevant : Déjà dans le taxi, Fayza est harcelée par le regard du chauffeur et même par la chanson diffusé alors sur l’auto radio, « Méfie-toi des femmes, elles sont toutes pareilles… »

Mohammed Diab : Les paroles de cette chanson reflètent ce que pense généralement la population. Cette chanson était très populaire en Égypte. Dans la scène où l’autre femme est harcelée par l’adolescent, on entend une chanson à succès qui encourage le fait de toucher les femmes. Le chanteur a porté plainte contre moi pour avoir utilisé sa chanson dans cette scène. Pour moi, c’était une manière de dire que certaines des chansons très populaires dans le mode arabe, et particulièrement en Égypte, rabaissent les femmes. Ce chanteur est d’ailleurs l’auteur et l’interprète de plusieurs chansons qui méprisent et dévaloralisent les femmes. Mais depuis sa plainte et la polémique qui a suivi dans les journaux, son nom est désormais lié au harcèlement.

Christiane Passevant : Dans votre film, vous montrez trois jeunes femmes éduquées, il n’y a pas de femme de condition modeste…

Mohammed Diab : Il m’était difficile d’être plus largement représentatif de la société. J’ai voulu avant tout coller à la réalité de cette affaire.

Dominique Sarda : Le personnage de la jeune femme qui fait un show sur scène existe-t-il ?

Mohammed Diab : Le personnage de Nelly s’inspire de deux personnes, d’une amie qui est comédienne et de la jeune femme qui a porté plainte pour harcèlement. J’ajoute que je viens d’avoir une petite fille qui s’appelle Nelly.

Slimane Aït Sidhoum (El Watan) : Les trois femmes sont différentes. Deux sont plutôt modernes pourrait-on dire, la troisième porte le voile et semble représenter la femme traditionnelle. Dans le bus, comme dans la société, peu importe finalement comment les femmes se présentent, les hommes ne les respectent pas.

Mohammed Diab : C’est exactement le propos du film. Que les femmes soient voilées ou non, les femmes sont agressées. Même celles qui portent le voile intégral. Toutes les femmes sont touchées.

Christiane Passevant : Êtes-vous féministe ou bien avez-vous voulu faire un film féministe ? Pour être autant concerné par le droit des femmes, côtoyez-vous des féministes ? Avez-vous été influencé dans votre réflexion par les écrits de Nawal Al Sadawi ?

Mohammed Diab  : J’ai voulu avant tout dénoncer une injustice. Vous pouvez considérer le film comme féministe, j’ai voulu avant tout défendre les droits des femmes et des êtres humains en général. J’ai lu Nawal Al Sadawi et j’admire ce qu’elle écrit pour défendre les droits des femmes. Ce qu’elle écrit n’est hélas guère lu par les hommes égyptiens qui la considèrent comme trop radicale. Ce qui n’est pas mon opinion. Dans ce film, je fais un constat sans prendre parti. Je dois dire cependant que ce film, dès le début du projet, a changé la relation que j’ai avec avec ma femme, ma mère et ma sœur. Je me suis même impliqué dans le partage des travaux à la maison.

En Égypte, Le film a provoqué de nombreux débats et a eu un impact important sur le public parce que le sujet est tabou. Et lorsque l’on brise
un tabou, il faut s’attendre à des réactions fortes. Les hommes sont dans
le déni total, car ils se sentent insultés. J’ai trois procès sur le dos, dont un où je suis accusé d’avoir sali l’image de l’Égypte et l’autre d’inciter les femmes à attaquer les hommes. Mais je reste convaincu qu’il fallait que ce soit un homme qui traite d’un tel sujet. Les organisations de femmes qui traitent de ces questions sont accusées de distordre la réalité.
Il est vrai que le public a été surpris qu’un homme réalise un film sur
ce sujet, mais je pense que, pour cette même raison, le film a peut-être
été pris plus au sérieux. Le public aurait sans doute taxé le travail d’une réalisatrice de parti prix. Les femmes qui ont vu le film sont retournées
le voir avec leur mari, leur famille pour leur dire indirectement qu’elles
sont également harcelées sur la voie publique.
Il y a toutefois une différence, aujourd’hui les femmes portent plainte. La loi a aidé bien sûr, mais la parole des femmes s’est libérée. Il y a eu une prise de conscience de ce que vivent les femmes au quotidien dans la société.


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