Chroniques rebelles
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Samedi 9 janvier 2016
Je suis Charlie. Ainsi suit-il…
Ouvrage collectif (L’Harmattan)
Article mis en ligne le 10 janvier 2016
dernière modification le 17 janvier 2016

par CP

Je suis Charlie. Ainsi suit-il.

ouvrage collectif (L’Harmattan)

En compagnie d’Alain Brossat et Olivier Le Cour Grandmaison

Il peut apparaître qu’un énoncé facile et consensuel (« Je suis Charlie ! ») en cache un autre, plus ambigu et litigieux : « Je suis Charlie ! » - du verbe suivre.

La formation dans l’instant d’une masse suiveuse, rassemblée par le plus impérieux des affects de l’attroupement sous la houlette de l’autorité a été, en effet, l’un des traits majeurs de la situation nouée en France au lendemain des attentats de janvier 2015. Le trait grégaire et intolérant de ce rassemblement placé sous le signe de la tolérance a frappé plus d’un observateur étranger.

Pendant quelques semaines, il n’a pas fait bon, dans ce pays, ne pas « être Charlie » dans les écoles et les espaces publics, la censure a fait son œuvre avec rigueur au nom de la liberté d’expression et toute faculté critique s’est éteinte dans la presse et les médias.

Ce livre collectif s’attache, avec le recul nécessaire, à analyser la face cachée de ce moment inédit de notre histoire politique où le beau motif de la fraternisation prit le visage déconcertant d’un enseignant embrassant un policier sous le coup de l’émotion consécutive aux attentats et à la convocation du peuple par l’autorité publique.

Nous avons écrit ce livre parce que nous étions furieux. Furieux de voir ce pays gouverné à l’émotion et à la peur au lendemain des attentats de janvier 2015, furieux de voir l’opinion publique guidée en troupeau, furieux de voir s’installer une censure qui n’osait même pas dire son nom.

Ces moments où un public tétanisé par un événement violent emboîte en somnambule le pas à des gouvernants manipulateurs, cyniques et, pour une part, carrément patibulaires, ces moments où s’abolit tout discernement du public sont eux-mêmes plus terrifiants que ce qui les suscite.

Celles-ceux qui s’expriment dans ce livre ont en commun d’avoir voulu, envers et contre tout, rétablir les droits de la pensée critique face à un tel événement. Ils sont loin d’être alignés sur les mêmes convictions et les mêmes analyses. Certains mettent l’accent sur la dimension coloniale, néo-coloniale de ce qui est en jeu dans les attentats de janvier, d’autres sur la bataille des mots, d’autres sur les équivoques du rassemblement en défense de la « liberté d’expression » tel qu’il s’est alors formé, d’autres encore sur les traits inquiétant imaginaire collectif qui se forme dans ce type de situation. Toutes-tous ont écrit à contre-courant de la pensée unique qu’ont alors véhiculée les gouvernants, les drones intellectuels et la presse d’encadrement.

Les attentats du 13 novembre offrent à ce livre un regain d’actualité dont il ses auteur-es se seraient bien passés. C’est dans ce contexte même qu’ils sont prêts à le présenter et en discuter.

« Je suis Charlie ! », le slogan créé par un graphiste après l’attentat du 7 janvier 2015, contre la rédaction de Charlie Hebdo, est non seulement ambigu — s’agit-il en effet du verbe suivre ou être ? —, mais il a aussi été imposé comme une preuve de bonne conduite, un cri de ralliement des bonnes consciences destinées aux grand-messes orchestrées par les autorités. Placardé, affiché, omniprésent sur les réseaux sociaux, le slogan est rapidement devenu un phénomène mondial, la pensée unique sans contre champ d’autres positions. Et depuis, on voudrait faire accepter à l’ensemble de la population l’état d’urgence et des mesures exceptionnelles en brandissant la défense de la liberté d’expression ! Mais de quelle liberté d’expression est-il question et pour qui ?

Les attitudes martiales et sans vergogne pour « se forger une stature d’homme d’État » sont évidemment de mise et se prêtent aux envolées lyriques, creuses et fantasmatiques. Pour preuve, le discours de Manuel Valls devant l’Assemblée, le 13 janvier 2015. « La France c’est l’esprit des Lumières. La France, c’est l’esprit démocratique. La France, c’est la République chevillée au corps. La France, c’est une liberté farouche. La France, c’est la conquête de l’égalité. La France, c’est une soif de fraternité. Et la France, c’est aussi ce mélange si singulier de dignité, d’insolence et d’élégance. Rester fidèle à l’esprit du 11 janvier 2015, c’est donc être habité par ses valeurs. […] C’est comprendre que le monde a changé, qu’il y aura un avant et un après. » Extrait d’une compilation de « réactions révélatrices, apparues dans la presse ou sur Internet les “jours d’après” », publiée par les éditions de l’Insomniaque sous le titre La France éteint les Lumières.

Dans une telle conjoncture, il est plus que jamais essentiel de revendiquer les droits d’une pensée critique, de s’opposer au courant de pensée majoritaire, par exemple désarticuler le présent du passé colonial, de prendre du recul pour analyser la situation sans céder au mouvement national consensuel, et ce malgré la suspicion. En un mot, comme le dirait Alain Brossat, il est nécessaire de rétablir le contre champ et de retrouver l’intuition élémentaire du conflit.

Un groupe syrien d’exilé-es a dénoncé l’attentat contre Charlie Hebdo comme étant un « acte lâche et barbare », tout en précisant qu’il n’était « qu’un épisode de toute une série de menaces et d’assassinats de journalistes et de reporters dans le monde entier. Depuis des années, la liberté d’expression de l’humanité est menacée. […] Des dizaines de correspondants syriens volontaires ont été assassinés ou détenus, par le régime Assad ou Daesh. »

Ces attentats contre Charlie Hebdo et le magasin cacher survenaient « dans une période de stigmatisation vis-à-vis des musulmans ou assimilés comme tels. Il faut rappeler [déclarait la Fédération anarchiste] que l’islamophobie est un outil du pouvoir visant à diviser notre classe et ses luttes. Elle ne se développe pas en réaction à un soi disant “problème musulman”. »

Les conséquences des attentats sont graves, attisent les haines et le racisme. Après les attentats du 13 novembre, perpétrés à Oberkampf, contre le Bataclan et à St Denis se sont ajoutées d’autres formules à « Je suis Charlie », dont celle, sans ambiguïté, de « Pray for Paris ». On pourrait penser que c’est un comble, mais il faut rester dans la sidération et surtout ne pas penser. Les discours guerriers du gouvernement enjoignent à mettre en sourdine les droits au nom de la « guerre contre le terrorisme ». L’état d’urgence, instauré par décret, a été prolongé de trois mois à partir du 26 novembre par un vote de la quasi totalité des député-es de l’Assemblée nationale — avec seulement 6 voix contre.

Pleins pouvoirs aux autorités. C’est l’état d’urgence qui, selon la définition,
« est une situation spéciale, une forme d’état d’exception qui restreint les libertés et “confère aux autorités civiles, dans l’aire géographique à laquelle il s’applique, des pouvoirs de police exceptionnels portant sur la réglementation de la circulation et du séjour des personnes, sur la fermeture des lieux ouverts au public et sur la réquisition des armes”. »

L’état d’urgence remplace donc l’état de droit… Et il est question à présent de l’institutionnaliser ! Le blanc-seing donné au président, qui « estime en conscience » que les attentats sont du « terrorisme de guerre », permet toutes les dérives sécuritaires en réduisant les contre-pouvoirs et en refusant la liberté d’expression à ceux et à celles qui ne sont pas aux ordres ou dans la ligne gouvernementale. Il faut se rappeler qu’aux Etats-Unis, après le 11 septembre 2001, le Patriot Act a permis et permet encore la torture, les exactions, les dénonciations et la banalisation de la violence contre des personnes simplement suspectées.

« Nous avons écrit ce livre parce que nous étions furieux. Furieux de voir ce pays gouverné à l’émotion et à la peur au lendemain des attentats de janvier 2015, furieux de voir l’opinion publique guidée en troupeau, furieux de voir s’installer une censure qui n’osait même pas dire son nom. » Je suis Charlie. Ainsi suit-il…

Cet ouvrage collectif, réalisé à contre-courant de la pensée unique avant les attentats du 13 novembre, anticipe ce qui allait suivre et analyse la disparition du champ politique dans l’espace intellectuel.
Je suis Charlie. Ainsi suit-il… « Ces moments où un public tétanisé par un événement violent emboîte en somnambule le pas à des gouvernants manipulateurs et cyniques […], ces moments où s’abolit tout discernement du public sont eux-mêmes plus terrifiants que ce qui les suscite. »



Les meurtres de masse du vendredi 13 novembre à Paris et leur suite policière à St Denis, nous font réagir sur un mode émotionnel et les expressions les plus courantes qui en formulent la teneur — horreur, barbarie, stupéfaction — ne peuvent, même provisoirement, nous satisfaire, car, l’attaque barbare venue du fond de l’irrationnel qui les caractérise réclame, me semble-t-il, et plus que jamais, un effort d’analyse. D’autant que ce phénomène d’Amok s’inscrit dans un contexte mondialisé dans lequel la situation proche orientale rentre en résonnance avec « l’ici et l’ailleurs » sur fond de crise économique globale. « Un ailleurs » parfois fantasmé, souvent relégué dans l’ordre de l’impensable (l’Orient compliqué). Et « un ici », lui aussi objet de projections phagocytées par les affects, le ressentiment et les récits idéologiques (religieux, nationaliste,…).

La terreur comme miroir, sous l’impact de l’horreur qui nous touche dans notre intimité, nous rappelle que le monde dans lequel nous vivons se compose d’interactions sociales, économiques, géopolitiques dans lesquelles nous sommes parties prenantes, que nous le voulions ou non. Non seulement la socialisation du sujet est inextricablement dépendante du travail abstrait créateur de valeur, mais désormais sa subjectivité, consommateur qu’il est, jusque dans sa circulation de tête de gondole en tête de gondole, est totalement possédée par elle. Et ces jeunes précaires, exclus du marché du travail, parqués dans des ghettos loin des centres villes qui se regroupent en petites troupes et qui revendiquent le droit de posséder eux aussi ces objets que l’on exhibe de vitrines en vitrines sont comme des mouches pris au piège de la lumière qui les brûlera. Leur regroupement sous l’œil inquiet des vigiles et des caméras de surveillance exprime en termes crus une pulsion de mort, nihiliste, débile et gangrenée par le ressentiment, donc mûre pour être manipulée. Un concentré de haine impuissante dont on s’étonne, avec une sorte de candeur qui fleure bon la mauvaise foi qu’elle puisse se muer en pulsion mortifère dont le nihilisme religieux se nourrit.

Ces jeunes errants noyant leur ennui dans d’interminables palabres, aux postures sur-jouées et adeptes des compositions empruntées aux modèles du show-biz états-unien, d’une part, et d’autre part ces familles qui, après avoir coincé leur gosse dans le caddie entre des masses considérables de marchandises, sont les deux pôles d’une même altérité face à la marchandise. Ceux qui sont pleinement et entièrement marchandisés et ceux qui n’ont d’autres rêves que de l’être à leur tour sont unis dans le même destin. La recherche d’un bouc-émissaire prospère sur le terreau du ressentiment, et d’où que l’on considère, le point de vue qu’il défend, l’on voit se dessiner le spectre de l’ignominie et son ombre maléfique enferme dans sa nuit la raison.

La haine meurtrière naît dans des conditions particulières que l’histoire [1] et l’anthropologie [2] devraient pourtant nous aider à saisir, si ce n’est la multiplicité des acteurs et leurs interactions, du moins l’articulation des mécanismes fondamentaux à l’œuvre face à la violence des acculturations, et surtout face au mépris qui se concrétisent dans le traitement qui leur est réservé (bombardement de villages, tortures pratiqués à grande échelle, exécutions extrajudiciaires, internements administratifs, spoliation des ressources naturelles, massacres de masses perpétués par des milices privées dont les auteurs payés par les Etats occidentaux ne seront jamais inquiétés comme ce fut le cas en Irak et en Afghanistan [3].

Le fondamentalisme religieux et ethno-raciste — l’envers et l’avers d’une même médaille — n’étant qu’une des formes réactives que prend la résistance face à cette violence — militaire, sociale, économique et politique — qui s’inscrit dans le prolongement d’un colonialisme qui, fort de sa bonne conscience, n’y alla pas avec une délicate modération, comme chacun le sait. On peut donc en effet — et à juste titre — parler de terreur en retour et de miroir de la terreur, une fuite en avant où chacun joue sa partition avec un aveuglement criminel qui n’augure d’aucune mesure dans l’usage sans frein de la violence [4], où le ressentiment des uns se nourrit du ressentiment qu’il engendrera en retour. C’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule, version robots tueurs (drones) et, sur fond de jeu vidéo ou de films cultes ultra-violents, pulsions suicidaires de quelques psychopathes hystérisées par l’usage de kalachnikov.

Par ailleurs, ces évènements rentrent en échos avec le catastrophisme ambiant dont l’industrie cinématographique hollywoodienne — et les jeux vidéo — se sont fait fort de traduire de façon spectaculaire en produisant des films et des jeux dans lesquels le meurtre, la destruction et la violence magnifiée par les effets spéciaux tiennent une place particulière dans l’imaginaire dont le désir du guerrier se nourrit et qui, au vu de leurs succès, exercent une fascination certaine sur un large public qui rassemble bourreaux et victimes dans le ballet d’une réversibilité qui ne permet pas de nommer sa vraie nature, à savoir le nihilisme dominant d’une époque soumise aux impératifs catégoriques du Marché en lieu et place d’une éthique humaniste (au sens les grecs l’entendaient). Elle précède, accompagne et met en scène une violence banalisée dont le surgissement dans la réalité de notre quotidien nous plonge dans la stupéfaction. Nous assistons, cloués devant nos télévisions, à des actes de folie auxquels répondent en écho des imprécations guerrières, les uns criant vengeance, d’autres taxant d’ennemis tous ceux qui ne se réjouissent pas de cette réponse sanglante.

A-t-on à ce point la mémoire courte que nous ayons oublié que Saddam Hussein fut armé, par les Etats-Unis, la France et soutenu et financé par les pays du Golfe pour combattre le régime des mollahs iraniens, lui-même construit sur les ruines du régime monarchique du shah, lui-même mis en place suite à un coup d’état dirigé par la CIA contre un gouvernement qui avait eu la criminelle intention de nationaliser les ressources pétrolifères de son pays afin que celui-ci puisse en profiter à la hauteur des profits que les compagnies américaines en retiraient [5]. Puis Saddam, comme Kadhafi, malgré les services rendus, devenus inutiles, sans doute trop exigeants, comme dans un mauvais film de gangsters, furent liquidités, l’Irak et la Lybie mis à feu et à sang, le chaos, la mort, le sang et les larmes en guise de juste récompense. A-t-on oublié que la CIA, pendant la guerre froide, a soutenu les talibans, les a entraînés et équipés, que des gouvernements — l’Égypte, l’Algérie — corrompus furent et sont aujourd’hui encore, au nom de notre sécurité, eux aussi soutenus et armés avec la bénédiction des occidentaux pour les aider à pérenniser leur dictature.

Sans parler de la Turquie, de l’Arabie saoudite et du Pakistan qui dans tous les domaines de la liberté d’expression et de la démocratie telles qu’elles s’appliquent aux alliés des occidentaux, n’ont pas démérités en pratiquant une politique que l’on peut qualifier sans crainte d’exagération, de terroriste — au sens littéral du terme — sans parler du jeu trouble qui est le leur et qui semble si bien convenir à l’OTAN. Voici le ventre fécond qui engendra le délire sanguinaire du monstre dont le cri de rage retentit jusque dans nos banlieues depuis longtemps livrées à la prédation des gangs et à l’arbitraire policier, des lieux clos sur eux-mêmes, des ghettos en somme, où grandissent de jeunes gens qui y sont enfermés et dont l’horizon est celui de la prison (d’un enfermement à l’autre). La mort comme espérance. Pas étonnant que la religion, toutes tendances confondues, puisse y semer le poison de son dogmatisme. Orthodoxes, chrétiens, juifs, musulmans, se sentent soudain poussés par le vent de l’histoire et espèrent accoster sur les rivages d’une espérance mortifère dont Nietzsche dénonça les arcanes. Elles y voient l’heure de leur revanche sur un déclin sans doute trop vite annoncé. De l’obsession homophobe d’une Boutin, au sexisme des petits mâles confortés dans leur agressivité machiste par leur hiérarchie religieuse, nous voyons défiler sous nos fenêtres le retour du refoulé, à savoir une haine extatique qui sublime leur volonté d’assoir leur pouvoir sur la société. Une forme de totalité, en somme.

La « civilisation » contre les islamiques, les « fidèles » contre les
« infidèles », toutes notions réversibles, en miroir et qui finalement se traduisent par un manichéisme infantile : les bons contre les méchants. Mais, au fond, il n’y a, d’un côté comme de l’autre, les morts que l’on pleure et ceux qu’on ne compte pas. Ad nauseam. La pulsion de mort du terroriste kamikaze est une des formes proche de l’anomie, propre à notre époque, réactionnelle certes, qui parce qu’elle rencontre un pathos individuel jaillis du virtuel, envahit notre réalité. Perdue dans la négation de sa propre existence, elle s’invente une légitimité eschatologique sur fond de misère spirituelle dans un monde où l’être humain est réduit à ses seules fonctions économiques. Mais le gamin qui, depuis son ordinateur appui sur le bouton qui ordonnera aux drones qu’il pilote à distance de larguer sa bombe sur une noce afghane, un village syrien ou irakien, de quelle pathologie relève-t-il ? Des comportements, jadis qualifiées de « déviants » deviennent des normes. Ainsi d’un côté le pervers narcissique semble sur-adapté aux formes de management moderne (manipuler pour diriger), et de l’autre tout un pan de l’humanité est enfermé dans le groupe des « existences superflues ». Les marchés financiers vacillent, les bulles financières explosent, l’économie claudique au bord du gouffre, mais la guerre est, comme toujours au sein de l’économie marchande, une solution qui ouvre des perspectives de « croissance » non négligeables, où l’on pourra en outre « nettoyer » les écuries d’Augias du Marché – dieu tutélaire — en arguant d’un grand projet civilisateur. Les paranoïaques retrouvent le chemin de sa légitimité à exercer le pouvoir, local, mondial et international, dans les trafics en tous genres – matières premières, produits finis, armes, argent, drogues, êtres humains, j’en passe et des meilleurs.

« C’est la guerre ! » On l’entend ce cri, sa jubilation haineuse, son besoin d’avoir un ennemi déshumanisé face à soi. On l’entend proféré avec force conviction, ici ou là, un peu partout en vérité, et parfois de façon assez inattendu chez ceux qui semblaient pourtant les moins disposés à céder à l’hystérie ambiante. « La guerre ! C’est la guerre ! Tous en guerre ! » Comme si d’abjects meurtres de masse pouvaient être ainsi exorcisés dans la médiatisation de sa profération et le spectacle des images de bombardements aux allures jeux vidéo. « La guerre ! C’est la guerre ! Tous en guerre ! » Rétrospectivement une peur autrement fondatrice du vide, qu’hors de l’économique, le capitalisme mondialisé offre comme horizon aux fantasmes des jeunes pubères mis en concurrence sur le marché de l’efficience comme Macron le préconise, semble s’effacer à mesure qu’enfle le cri de ralliement, « la guerre, la guerre », articulé en brandissant le drapeau tricolore alors que coincés entre la modernité mondialisée du capitalisme marchand d’une part et les différentes variantes du gangstérisme étatiques de l’autre — comme c’est le cas en Afrique, en Russie, et à des niveaux divers dans les grandes compagnies privées qui se sont appropriés des territoires entiers, AREVA au Niger, Total au Gabon, etc. — de l’une à l’autre, va et vient, une pulsion de mort sans frein ni retenu. Quel avenir pour l’humanité sans éthique, sans justice et sans honneur !

C’est toute une large partie de la caste politique mondiale [6] qui serait, si l’on reprend le Protagoras de Platon, « une peste pour la cité » tant il est vrai que parmi les plus populaires on y trouve des hommes qui ne se plient pas
« au respect de l’honneur et de la justice ». Mais puisque à l’évidence ils en tirent une gloriole qui flaire bon le bonheur d’être ce qu’ils sont là où ils sont, une place centrale dans le débat public, ils semblent être exonérés de l’examen de conscience qui en d’autres temps eut condamné à la honte et au déshonneur l’arrogant qui aurait osé se dresser, fier de ses forfaits, sa propre couronne de laurier comme on le voit certain le faire avec gourmandise et de l’exhiber du haut d’une scène géante dont le spectacle sera l’objet d’une diffusion planétaire instantanée. Qu’aurait dit le philosophe grec en voyant ces hommes sans honneurs prétendre «  diriger la cité », et leurs citoyens les plébisciter parce que justement ils sont habiles à déjouer toutes les contraintes et limitations qu’imposaient, hier encore, les lois communes ? Les « va-t-en-guerre », petits et grands voyous et les gangsters qui ont réussi, diffusent dans le monde entier une subjectivité de guerre qui désormais se présente comme une norme sociale légitime. Sans justice et sans honneur.

Jean-Luc Debry, 24 novembre 2015